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Philosophie au jour le jour

Fureurs des hybrides : la rage des mélanges

Publié le 26 Septembre 2013 par Christophe Calame

Fureurs des hybrides : la rage des mélanges

Selon le mythe raconté par Aristophane dans le Banquet de Platon, les premiers hommes furent doubles : homme/homme, femme/femme, homme/femme — hermaphrodites. Leur comportement fut, entre tous les enfants de la Terre, titanesque et hybrique : ils partirent à l’assaut du ciel, pour détrôner les dieux de l’Olympe, au mépris des règles élémentaires de la guerre en montagne, telles que codifiées par Clausewitz : la supériorité de la position élevée ne peut être contestée. Mais les premiers hommes, nos ancêtres, se croyaient plus rapides que la foudre, à cause de leurs nombreux bras et jambes qui leur permettaient de faire la roue pour échapper à l’éclair divin. On connaît la suite : les premiers hommes furent découpés en deux et, après cette tmèse foudroyante, Apollon fut chargé de recoudre l’homme et de lui montrer sa vergogne.

La fureur des hybrides résonne aussi dans la sombre mélancolie des centaures : invités par les Lapithes, ils se jettent sur les femmes au milieu du repas, constellant de leurs torsions et de leurs prises les métopes du Parthénon de Phidias. Le centaure Nessus, qui trompe Déjanire et consume Hercule. Le centaure qui élève les héros à être des bêtes autant que des hommes, selon Machiavel. Le centaure qui attira Ramuz à Paris dans le dessein de rédiger une thèse sur Maurice de Guérin dont pas une ligne ne fut écrite. (« Je me délassais souvent de mes journées dans le lit des fleuves. Une moitié de moi-même, cachée dans les eaux, s'agitait pour les surmonter, tandis que l'autre s'élevait tranquille et que je portais mes bras oisifs bien au-dessus des flots »). Écoutons encore toutes ces fureurs étranges : les sirènes, les chimères, l’Hydre, le Minotaure, Cerbère, Pégase.

Mais pourquoi cette fureur chez les hybrides ? — La danse effrénée des satyres, entraînant les bacchantes dans les forêts printanières, fut donnée en modèle par le jeune Nietzsche à l’homme lourd et fatigué de la Germanie décadente, le philistin bientôt convié à retrouver le mythe à Bayreuth. Le satyre qui danse pendant une semaine dans les bois, porté par le printemps, le vin et la transe, n’est pas un possédé, mais bien un initié qui a peut tirer sa force de celle de la vie. Son ivresse est celle du pessimisme tragique : le premier bien est de n’être pas, le second de mourir vite comme le dit le poète Theognis.

Le satyre est le masque grimaçant du citoyen grec archaïque, celui qui possède sa mythologie exorbitante et toute sa poésie, mais laisse encore la politique aux tyrans de l’Asie. Le citoyen sans la cité, sans le théâtre, sans l’assemblée, sans le tribunal, sans la statuaire. Le citoyen sans l’art mimétique qui va le transformer en statue de sel, pour la postérité. Le citoyen des vases à figures noires, qui se glisse d’autant plus facilement sous le masque et le caleçon satyrique qu’il a encore une mémoire précise des grandes énigmes delphiques, et du cri immense de la sphinge désespérée par la réponse stupide de celui qui n’avait pas su reconnaître son père : C’est l’homme ! La mort de la sphinge ouvre à cet homme venu de la route la voie qui le mènera au ventre de sa mère, en perdant l’amour dévorant de l’hybride. Mais le jeune prince troyen qui dut choisir entre trois déesses : la jeune fille toute armée, la femme toute dorée, l’épouse omnisciente, ne lui a-t-on pas posé, à lui aussi, une comparable énigme à laquelle, par son choix même, il n’a pas su répondre d’un seul mot, en désignant l’hybride par excellence : C’est la femme !

L’hermaphrodite pourtant fut l’objet des plus hautes méditations esthétiques, dans l’Antiquité. Praxitèle voulait réunir l’homme et la femme dans le même corps. Cléobuline de Lindos[1], le sang et le bronze : « J’ai vu un homme qui, avec du feu, collait du bronze sur un homme si étroitement qu’il se mêlait à son sang » (G. Colli, La Sagessse grecque, p.343). Cette énigme, dont la solution est comme d’habitude stupide (les ventouses !), a fait rêver : dans le corps de l’Éros de Praxitèle, selon l’ekphrasis de Callistrate, « on pouvait voir le bronze obéir à la passion et accueillir avec bonne grâce le rire ». La belle chair de l’Éros (eusarkia) recevait sa forme du bronze, mais « comme s’il ne pouvait supporter de n’être que bronze, il devenait absolument Éros »[2]. Les nouveaux hybrides, ceux du métal et de la chair, retrouveront-ils la fureur des premiers enfants de la Terre ? « Prêt à fendre l’air de son aile », un Éros de bronze attend au bout le la piste les futurs athlètes appareillés, ceux d’Humanité 2.0, les nouveaux immortels.

Montheron, le 14 novembre 2009

Il y a un père et douze enfants : chacun d’eux

A deux. fois trente filles au visage différent,

Les unes offrent un visage blanc, les autres un visage noir,

Et bien qu’immortelles, toutes périssent.

Je suis une vierge de bronze placée sur la tombe de Midas.

Tant que l’eau coulera et que les arbres grandiront,

Tant que brilleront le soleil levant et la lune éclatante,

Tant que les fleuves couleront et que la mer s’agitera,

Je resterai ici, pleurant sur ce tombeau,

Je dirai aux passants que Midas repose ici.

On se fonde pour le croire sur le poème de Simonide [5] :

Quel homme sensé approuverait

L’homme de Lindos, Cléobule,

Qui compare la vie d’une statue

Aux fleuves intarissables,

Aux fleurs printanières,

A la lumière du soleil et à la lune éclatante,

Aux flots de la mer !

Ces phénomènes sont l’œuvre d’un dieu, et la pierre

A été taillée par la main des hommes ;

C’est là l’idée d’un fou.

Est modus in rebus, sunt certi denique fines,

Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

Montheron, le 14 novembre 2009

[1] Diogène Laërce : « Cléobule, fils d’Évagoras, était originaire de Lindos. On prétend que sa famille remontait à Héraclès, qu’il était très fort et très beau, qu’il étudia la philosophie en Égypte et qu’il eut pour fille Cléobuline, qui écrivit des énigmes en hexamètres. Il a composé environ trois mille vers qui sont obscurs ».

[2] Jackie Pigeaud, Praxitèle, Dilecta, Paris 2007, p.35.

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