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Philosophie au jour le jour

Consentement

Publié le 20 Août 2021 par Christophe Calame

Consentement

Dans les réseaux sociaux, il est facile et bon marché d’atteindre la stratosphère : il suffit de dépasser une trentaine de lignes, et on est seul en face des étoiles. Plus de saletés de gifs et d’abominables émojis. L’atmosphère trouble des arguments pourris, toute la boue de la bêtise et de la mauvaise foi est soudain larguée, bien en contrebas. Pendant ces quinze mois, j’aurais pu beaucoup écrire. Mais non, j’ai passé mon temps à lire, par un grand voyage sous-marin dans notre sopha, mon Nautilus. Autour de « mon » boulevard, comme dit Chateaubriand, le soleil tournait, les feuilles tombaient, les voitures passaient. La société, l’économie, la culture étaient assoupies. Il fallait se protéger et attendre. Frapper dans ses mains à 20h, et puis plus. Regarder vaguement la télévision, où tous ces médecins viennent réclamer de pouvoir changer la société en hôpital, et même en salle d’opération.

Le confinement ne m’inspire pas. Je suis décidément un extraverti : il me faut les rencontres, le choc de idées, l’occasion, le moment, les réunions, les tenues. Bref, il me faut les autres. Confiné, je m’enfonce dans mes lectures, et je parcours les régions encore lointaines de ma bibliothèque. Ces voyages profonds à travers les livres, chez les sumériens, les celtes, l’art roman, la Renaissance, l’illuminisme, Chateaubriand, Balzac, Sand, Proust, Bloomsbury, etc. Dans la journée, je tourne d’un sujet à l’autre, selon un certain ordre, mais toujours susceptible de varier.

Mais la vie reprend ses droits, en se déconfinant. Nous voici revenus à Montauroux, et notre petite maison, inaccessible depuis une année, est restée la même et repart du bon pied. Le café philosophique de Montauroux renaît lui aussi d’une longue période de confinement. Au menu : le corps, question philosophique s’il en est, et la proposition discutée est très vite Mon corps m’appartient, comme disent les manifestants à l’étoile jaune. Une question grave et profonde de la bioéthique, le consentement, est tombée dans le caniveau de la perpétuelle guerre civile française, de la danse du scalp autour du Président, qui s’appelle ici « lutte » contre le « pouvoir » (qui nous débarrassera définitivement de ces deux mythes ?). Il faut néanmoins discuter sérieusement du consentement, même tout seul.

Depuis que la bioéthique est apparue, dans les années 70, elle s’est rapidement enlisée dans le droit et la religion. Alors qu’elle aurait dû provoquer une nouvelle poussée de la métaphysique (Qu’est-ce que l’homme ?), voire de l’existentialisme (un nouveau Sein und Zeit à l’aune de l’immortalité), la bioéthique n’a servi qu’à couvrir juridiquement les hôpitaux et à soutenir l’étalage des bons sentiments, le prêchi-prêcha insignifiant des « éthiciens ». La philosophie du care, aujourd’hui, ne dépasse pas ce niveau, même si elle peut préserver un peu d’humanisme dans ce déchaînement de la technique et de l’économie qu’est l’hôpital. D’emblée, la bioéthique a été réduite à une philosophie pratique, et les principes sublimes d’Hippocrate dénaturés en eau tiède. La notion de consentement, destinée à équilibrer les rapports du médecin à son patient, fait partie de cette eau tiède.

Mais la relation patient/médecin n’est pas plus réversible qu’équilibrée. La disproportion du savoir, du pouvoir, de l’expérience, des moyens à disposition, entre celui qui souffre et celui qui sait, entre celui qui va mourir et celui qui va conclure, ne peut être équilibrée. La signature du patient ne protège pas le médecin, en droit, plus qu’une vague formalité. Et nul d’ailleurs, pas plus le médecin parfois que le patient, ne peut prévoir les suites exactes d’un acte thérapeutique. Ceci dit, l’exigence du consentement par la loi préserve le patient des pires abus, c’est certain. La bioéthique, après tout, est née des abus du pouvoir médical, comme la liberté de conscience est sortie de l’Inquisition : dans le temps, le crime précède toujours la loi qui le limite.

Mais peut-on sérieusement penser que le corps est l’objet d’un consentement ? Ai-je consenti à exister, à être grand ou petit, blanc ou noir, homme ou femme ? Le suicide consiste bien en un refus de la contingence, mais le consentement est d’abord un acte de langage, qui n’implique aucun geste particulier. L’expérience existentielle du corps n’est pas celle de la propriété, ou de l’appartenance. Le corps me semble connaître trois situations d’incarnation éminentes : travailler, jouir, souffrir. Ces trois moments me semblent parfaitement déposséder l’idée d’une appartenance propre : en travaillant, j’appartiens aux choses (même en tapant sur mon clavier) ; en jouissant, j’appartiens à l’Autre ; en souffrant, j’appartiens à la Nature.

Et caro factus est… L’Incarnation, théologiquement partant, culmine sur la Croix, avec la mort (et la théologie qui s’est lentement dégagée du marcionisme et la Gnose affirme la mort du Christ). L’incarnation, philosophiquement parlant, affirme la dépossession du sujet. La leçon est rude, mais on peut se demander, je crois, si ce n’est pas justement cette inquiétude de l’incarnation qui anime en profondeur les antivax, surgeon de l’éternel courant gnostico-gauchiste qui nous affirme immortels que pour mieux se débarrasser de la Chair et de l’incarnation.

Mais il se trouve que Mon corps m’appartient est depuis cinquante ans le mot d’ordre de la libération de la femme. Il semble donc aujourd’hui que ce slogan, qui a porté les revendications légitimes à propos de la contraception et de l’avortement, pourrait bien resservir pour le refus de la vaccination. Mais peut-on sérieusement voir la moindre continuité entre la plus grande révolution sociétale du XXe siècle : la fin du contrôle social de la fécondité, donc du « patriarcat », et les pleurnicheries engendrées par des bobards et des peurs ? Si c’est une femme qui s’exprime à propos de la maternité, la sienne ou celle des autres femmes, peu importe les considérations métaphysiques sur le non-sens de ce slogan : l’Histoire lui a donné raison en Occident, exclusivement faut-il le rappeler. J’imagine les réactions indignées des féministes conquérantes devant le détournement insidieux de leur combat.

Face à la pandémie, la vaccination se heurte à une résistance insolite. Il est trop tôt pour faire le portrait de l’antivax, qui ne recoupe pas celui du Gilet Jaune, jovial raté de l’Éducation nationale. L’antivax, au contraire, peut être fort diplômé, et tomber pourtant dans tous les panneaux de l’infox. Même la formation scientifique la plus poussée n’en préserve pas. La rage politique, contre Macron et le « néolibéralisme » (« Tonner contre », comme le dit Flaubert, dans le Dictionnaire des idées reçues), est aussi de la partie bien sûr, et il y a un effet d’aubaine pour les extrémistes à relancer la contestation, le vandalisme et les défilés médiatisés avec complaisance. Mais l’antivax lui-même n’est pas forcément un extrémiste, même s’il aime à se dire en « dictature » dans le pays le plus libre du monde.

Il est très difficile pour l’esprit d’assumer l’imprévisibilité de la démocratie, l’absence totale et radicale de direction dans une civilisation. On aime à penser que les « riches » et les « puissants » ont une idée sur l’avenir de la société : tuer tous les pauvres, par exemple. Faut-il avoir fréquenté longtemps les « riches » et les « puissants » pour se convaincre qu’ils n’ont jamais eu d’autres dessein que de protéger leurs richesses et leurs prérogatives, en se moquant complètement du reste du monde ? Non, les « riches » et les « puissants » ne cherchent nullement à exterminer les « petits, les obscurs, les sans-grades » dont l’existence ne les affectent aucunement. Quant aux politiques, ils pilotent à vue, terrorisés par les médias, les tribunaux, les sondages et les élections.

Il reste cette rage, cette passion, cette fureur du mensonge. Jamais un mouvement social n’a autant menti, autant espéré en une « vérité alternative ». Chaque infox se dément dans les heures qui suivent, mais refleurissent ailleurs, ou se diversifient. Le « fact-checking » se révèle efficace, mais en fait impuissant à tracer cette passion du mensonge : La Suède, Israël, Raoult, l’absence de traitement reconnus et la mort imminente de tous les vaccinés, tourbillonnent en folie.

C’est que le passe vaccinal atteint l’individu moderne dans ce qu’il considère comme sa « vie » elle-même, son « âme » : ses loisirs. Il y a si peu de sagesse et de spiritualité autour de nous que le divertissement est devenu l’intimité même de la personnalité

 

 

 

 

 

 

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