Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
christophe.calame.over-blog.com

Philosophie au jour le jour

Brasser de l'Air : philosophie des Nuées

Publié le 26 Septembre 2013 par Christophe Calame

Brasser de l'Air : philosophie des Nuées

Pour tous les lecteurs du grand roman platonicien, c’est une énigme que la présence d’Aristophane (450-385, car il survécut plus d’une dizaine d’années à Socrate) au Banquet de 416 (il a moins de 35 ans, et fait donc partie du groupe des jeunes), et cela malgré la comédie meurtrière de 423 — la comédie des Nuées (Nephelai) à la fin de laquelle la foule brûle le pensoir (phrontistèrion) de Socrate, comme une banale école pythagoricienne en Italie. D’autant que, en 223c-d, le récit du fameux banquet par Aristodème précise que, dans la confusion alcoolisée de la fin de la soirée, Socrate est occupé à défendre l’unité de l’art dramatique avec les seuls Agathon et Aristophane pour interlocuteurs, même si ce dernier ne semble pas dans sa meilleure forme : « Le premier à s’endormir fut Aristophane ».

Entre les trois témoignages importants retenus par les Anciens à propos de Socrate, l’inégalité s’est imposée de manière massive : 1) Platon est le grand « évangéliste » de Socrate, 2) Xénophon est un brave garçon sans élévation, et 3) Aristophane un bouffon mal « renseigné » sur Socrate, lequel, comme tout le monde le sait à partir de la première classe de philosophie, ne possédait pas d’école que la foule aurait pu venir brûler, mais discutait publiquement sur l’agora avec tous les Athéniens, fondant ainsi un espace de parole unique, la philosophie, dans lequel chacun est autorisé à parler de tout avec chacun.

Contre cela, Leo Strauss a fait une hypothèse iconoclaste : les trois « évangiles» socratiques doivent être lus avec le même soin et peuvent être placés sur le même plan d’importance. Après avoir lu en détail toutes les comédies d’Aristophane — auxquelles Platon lui-même apportait assez d’intérêt d’ailleurs pour les envoyer à ses amis de Syracuse, comme meilleur exemple de l’esprit athénien — Leo Strauss conclut qu’elles sont porteuses de valeur parfaitement « socratiques » : antisophistiques, antimilitaristes, anti-démagogiques. Il faudrait donc accepter peut-être une vérité qui dérange : Socrate pourrait bien avoir été, à un certain moment de sa vie, le sophiste prétentieux, vénal et puant que décrit le jeune Aristophane. La comédie l’aurait changé : Ridendo mores castigat.

Mais on sait en revanche que la comédie de -423 n’eut aucun succès, ni auprès du jury, ni auprès du public. On en déduit que la charge ne portait pas sur Socrate, mais peut-être bien sur Anaxagore, philosophe condamné à mort par les Athéniens en -454 et mort à Lampsaque en -428 (Lampsaque, en Ionie, est la ville de Métrodore et des premiers épicuriens). Dans son apologie, Socrate prendra explicitement ses distances avec Anaxagore, mais assez subtilement pour que l’on comprenne que le programme socratique (l’ordre noétique) lui a été inspiré par une maxime d’Anaxagore.

Dans son Apologie, Socrate s’en prend pourtant vivement, sans la nommer, à « une certaine comédie », que tous ses juges auraient vue « dans leur enfance ou leur adolescence» (18c) et qui le présentait comme le pire des sophistes : « qui s’intéresse à ce qui se trouve dans les airs, et sous terre, et peut faire de l’argument faible le plus fort » (18b). Un lecteur de Platon sait que La République est un long paradoxe (le gouvernement philosophique !), que le monde souterrain constitue le « chant du cygne » de la dernière journée de Socrate (dans Phédon), et que par conséquent L’Apologie peut être considérée comme un grand exercice d’ironie, et non de parrhèsia (franchise) ou de mégalègoria (l’antonyme de l’ironie : la « grande gueule »).

Seul le motif de « l’air » reste difficile à interpréter : il est tout de suite assimilé par Socrate à l’athéisme (« Les gens qui s’adonnent à ces recherches ne reconnaissent pas les dieux »). Or on sait dans quelle dévotion « moderne », personnelle, à l’oracle apollinien et à la voix démoniaque se déroule toute la « passion » de Socrate. La plainte des sophistes, des poètes et des pères de famille portait, entre autres, sur « l’introduction de nouveaux dieux ». L’épiphanie des Nuées (Nephalai) au sein de la scène comique (des femmes vêtues de gaze, selon la didascalie) répond bien à ce grief : aux astres immuables on substitue le mouvement rapide des nuages, déjà comparé à l’esprit humain par Homère.

Aristophane nous montre Socrate amenant le vieil Athénien Strepsiade à renier par trois fois la grande divinité cosmique, le fondement de l’étant, Zeus : par la pluie, par le tonnerre, par le mouvement astral, qui sont confiés au Chaos et au Tourbillon. Socrate aurait donc été lui aussi un « présocratique » ! L’Air est l’élément de la philosophie d’Anaximène de Milet (La doxographie a conservé une phrase de lui sur l’âme, l’évaporation et la condensation de l’air, le rare et le dense, etc.). Pourtant, on ne trouvera pas, dans les œuvres de Marin Heidegger, de Spruch der Anaximenes, qui viendrait répondre à la relecture anti-nietzschéenne de « la plus ancienne phrase conservée peut-être de toute la philosophie ».

La figure d’Anaximène, le dernier des trois totems milésiens s’éclaire, comme souvent par la prise au sérieux des biographèmes négligés. En l’occurrence, la présence d’Anaximène, le philosophe de l’air, à la cour du tyran Polycrate de Samos, aux côtés du poète Anacréon. Alors que le Grand Roi Cambyse, — successeur peu inspiré de Cyrus le Grand —, était parti en Égypte combattre les dieux à tête d’animaux, la Ionie, YAWAN pour les Orientaux, sous pression depuis la chute du royaume semi-hellénisé de Crésus, soufflait un peu. La polarité de la pensée présocratique est ainsi mise en place : de l’Asie milésienne proviennent intarissablement tous les courants matérialistes : atomisme, hippocratisme, épicurisme. De l’Italie, l’Un, le Nombre, le Verbe : éléatisme, pythagorisme, rhétorique.

Ce Ionic Revival de la décennie 520-510 et la philosophie de l’Air représentent donc un ultime sursis pour les Grecs d’Asie avant les Guerres médiques, où ils ne furent pas toujours du bon côté d’ailleurs. Les demoiselles vêtues de gaze invitées par Socrate dans la scène comique sont les fantômes de l’esprit ionien du VIe siècle qui vit naître la philosophie, du culte de la grâce et du plaisir fondé en physique matérialiste. Les poésies d’Anacréon célèbrent le plaisir, la danse et le vin : allégorie ultime des valeurs « aériennes », un vieux poète qui danse. On sait que Socrate, lui, choisit la mort, entre autres, par coquetterie : pour ne pas décevoir les jeunes gens.

La Cergniaulaz, le 6 novembre 2010.

Anacréon, l’amour et Bacchus, par le baron Jean-Léon Gérôme (1848)

Commenter cet article