Photos colloque Eranos, Ascona (Tessin)

Psychologie et alchimie n’est pas le plus difficile à lire des ouvrages de Jung. Certes, tout ce qui touche à l’alchimie est obscur, mais le parti-pris méthodologique de Jung est très clair : l’alchimie n’est pas une affaire de « fourneaux et de cornues », mais bien de projection inconsciente, contemporaine de la résistance philosophique à une emprise symbolique énorme, celle du christianisme, qui menace l’accès à l’inconscient et à la nature par ses dogmes. L’alchimie serait alors une sorte d’auto-psychanalyse sauvage, pour exprimer de manière discrète les manifestations intempestives de l’inconscient collectif, indésirables en régime chrétien.

La première partie de l’ouvrage nous présente 59 rêves (extraits de 340 rêves, notés par une jeune analyste — Marie-Louise von Frantz ? —, et non par Jung lui-même, par cette sorte de scrupule kantien d’objectivité, toujours présent dans ses recherches). L’auteur de ses rêves est un jeune homme très moral et catholique, mais nous n’en saurons pas plus. Tourmenté par son inconscient il sera, finalement, libéré par la vision onirique d’une étrange horloge cosmique, dans laquelle Jung voit le symbole de la réintégration psychique, le mandala. Le dossier fut présenté par Jung en 1935 aux rencontres ERANOS d'Ascona, sur le Lac Majeur.

En présentant cette série de rêves, Jung veut montrer que les figures qui apparaissent ont une forte connotation symbolique, renvoyant assez précisément à l’alchimie, dont le rêveur en analyse n’avait par ailleurs aucune idée. Les idées de Jung sont moins connues que celles de Freud, tant mieux peut-être. Il faut savoir que, pour lui, les manifestations de l’inconscient collectif (l’âme objective) ne s’expriment pas par des fantasmes individuels, mais par des archétypes, qui sont des symboles immémoriaux, dont l’effet sur la conscience est généralement déstabilisant, qui font l’objet d’un refoulement dynamique, d’une résistance toujours inutile, et dont le propos est de compléter le Moi pour lui permettre de trouver un meilleur équilibre, dans le Soi. L’ombre, l’anima, le mandala, la pierre, l’ « eau des philosophes », la « pierre philosophale » sont de tels archétypes, qui se seraient manifestés dans l’alchimie sous le mode encore naïf de la projection dans la matière.

Dans sa théorie des types psychologiques, Jung distingue quatre fonctions de la conscience : intuition, pensée, sensation, sentiment. Dans le développement de la personnalité individuelle, chacune de ces fonctions est acquise successivement : en général la première dans l’enfance, la deuxième dans l’adolescence, la troisième à l’âge adulte, et la quatrième reste en réserve, en partie inconsciente, ce qui permettra le développement de l’intégralité de la personnalité. En général, les manifestations de l’inconscient tournent autour du passage de la Trinité à la Quaternité, mode du retour à l’Unité. Jung était attentif, dans les années 30, à la manière dont les catholiques avaient entrepris de « compléter » la Trinité par le dogme de l’Assomption de Marie, pour faire une place à la femme dans la théologie, en tant que quatrième terme.

Les rêves du jeune homme catholique, d’orientation rationaliste, ne cessent de mettre en scène la « réaction » des instances paternelles et sociales à l’apparition du mandala et de la « femme inconnue ». Avec la dérision qui caractérise souvent les rêves, toutes ces défenses se révèlent dérisoires. Voici un fragment de rêve qui m’intéresse particulièrement, d’autant que Jung ne lui réserve aucune attention, alors même qu’il était bien placé, comme officier médecin militaire suisse de réserve, ayant rempli scrupuleusement toutes ses obligations en matière de « cours de répétition », pour connaître l’esprit fasciste d’une partie de l’armée suisse en 1935 :

On dit qu’il y a une révolution en Suisse ; un parti militaire se livre à la propagande suivante : « Étrangler complètement la Gauche ». À l’argument disant que la Gauche est déjà fable de toute manière, on répond que c’est pourquoi on veut l’étrangler complètement. Ensuite apparaissent des soldats portant des uniformes démodés et qui ressemblent tous à l’homme roux. Ils chargent leurs fusils avec des baguettes, forment un cercle et se préparent à tirer en direction du centre. Toutefois, en définitive, ils ne tirent pas et paraissent se retirer. Réveil avec forte angoisse.[i]

Le rêve ici paraît se moquer des prétentions réactionnaires des militaires suisses : leurs uniformes sont démodés et leurs fusils se chargent encore par le canon ! Et donc le « centre » du mandala, lieu de sa verticalité et point de surgissement de l’inconscient collectif, ne peut plus être atteint par les efforts grotesques du refoulement. « Étranglez complètement la Gauche » est devenu un programme impossible, autant que de chasser la « femme inconnue » des rêves (ou la femme de l’Église catholique ou de la Franc-maçonnerie d’ailleurs). L’identification de la Gauche à la femme n’est pas neuve : l’homme de droite considère toujours l’homme de gauche comme une femme. Ce qui est nouveau, c’est que la Gauche se place ici, à l’insu de Jung, dans la position de la quatrième fonction, et donc de l’accès à l’inconscient.

Si on veut bien admettre que la Gauche est un archétype, on ne s’étonnera plus de la violence incroyable qui entoure toujours l’opposition en politique. Longtemps, on a pu ignorer avec ingénuité les passions de l’homo democraticus, puisqu’il n’était consulté qu’épisodiquement, et que la représentation politique permettait de le mettre entre parenthèses dès la fin des élections. Avec l’apparition des forums interactifs, le couvercle des passions démocratiques a été soulevé et le bouillonnement de haines et de aversions que suscite l’espace public ne peut plus être ignoré aussi ingénument. L’omission de Jung sur un détail d’un rêve qu’il nous présente ouvre ainsi un discret abîme sur la fonction archétypique de la Gauche en tant qu’objet psychique.

[i] C.-G. Jung, Psychologie et alchimie, Buchet-Chastel, Paris 1970, p. 202, rêve 22.