Nul ne peut douter d’assister à la recomposition en profondeur du paysage politique français : l’alternance (trop) régulière des gaullistes et des socialistes, au départ imprévue des fondateurs de la Cinquième (« Entre les communistes et nous, rien… »), semble avoir fini par lasser, à force de convergence. Il faut se rappeler, en effet, que la tâche première du gouvernement français consiste à emprunter de l’argent pour couvrir dettes et déficit, et que, pour se faire il faut éviter absolument de déplaire aux marchés financiers et à l’Allemagne, qui s’est retrouvée, par ses excédants commerciaux, en position d’imposer aux nations européennes son aversion pour les dettes et les déficits. Mais cette tutelle, d'ailleurs, plus ou moins légère, a fini par se retourner contre elle : partout frémissent les tentations de « dévaluations compétitives » et autres « investissements d’avenir » qui n’ont jamais enrichi les peuples, mais compromis la monnaie et l’activité au profit des vieux champions nationaux en perte de vitesse.

C’est la convergence des partis sur cette tâche première, ne pas creuser la dépendance de l’État, qui a peut-être provoqué le plus de désillusions sur l’alternance, et donc la capacité de l’État à remodeler la société. En effet, une République n’est pas une démocratie, où la société peut écraser l’Etat en lui rendant impossibles les moyens de la transformation sociale. Née de la Révolution, une république doit conserver son autonomie originelle par rapport à la société, et n’être l’otage ni des pauvres ni des riches. Or, nous assistons présentement à l’émergence concomitante d’un centre libéral universaliste, et d’un nationalisme particulariste, avec son cortège inévitable de maux bien connus : racisme, antisémitisme, cléricalisme, homophobie, complotisme, etc. Mais le libéralisme à lui seul ne peut faire le poids. Albert Thibaudet, dans les années 20, avait bien distingué les quatre principales familles politiques françaises : nationalistes, républicains, libéraux et socialistes. Il considérait que les deux dernières n’auraient jamais leur chance en France, restant trop minoritaires par rapport aux deux premières.

La parenthèse « gaulliste » a pourtant vu alterner libéraux et socialistes, mais peut-être parce que les gaullistes étaient des libéraux chargés par l’histoire du nationalisme propre à l’épopée gaullienne, et les socialistes lestés par la protestation républicaine (antiracisme, libéralisme sociétal, etc.). Ces mélanges se décantent sous nos yeux, et le nationalisme, progressivement débarrassé de la référence à la Résistance et au libéralisme anticommuniste, redevient ce qu’il était au temps de l’Affaire, même s’il adhère encore majoritairement, pour l’instant, au système démocratique. Quant au pôle républicain, il semble peiner à se débarrasser du libéralisme : il continue de croire et de proclamer que la consommation fait le bonheur, et que la croissance réconcilierait tous les Français de bonne volonté, ce qui est sous-estimer gravement la crise d’identité induite par la mondialisation et l’immigration. D’autre part, le pôle républicain en émergence se doit d’être parfaitement universaliste : pas d’islamogauchisme, de féminisme identitaire, de racisme décolonialiste, etc. (Toutes ces fantaisies n’appartiennent même pas au socialisme d’ailleurs, le vrai, celui de Proudhon et de Jaurès). Le pôle républicain devrait donc se débarrasser très vite de ses illusions « économistes » (marxistes aussi bien que libérales), et opposer la liberté pour tous et l’égalité aux contraintes et aux discriminations du nationalisme. À ce prix peut-être, il restera au pouvoir. Le moment Clemenceau.