Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
christophe.calame.over-blog.com

Philosophie au jour le jour

SAMAIN

Publié le 1 Novembre 2022 par Christophe Calame

Tavros Trigaranus (Musée de Cluny, Paris)

Tavros Trigaranus (Musée de Cluny, Paris)

 

 

Aujourd’hui, c’est Samain : une des quatre grandes fêtes de « nos ancêtres les Gaulois ». Enfin bon, Samain est un mot irlandais. On ne sait pas comment nos ancêtres appelaient cette fête, parce qu’on a perdu leur langue, et que le calendrier de Cologny (au Musée des Antiquités gallo-romaines de Lyon) est en 149 morceaux. Enfin, sur ce vestige précieux, le mois de novembre s’appelait SAMONIOS. Ce n’est pas trop loin, mais les Gaulois ayant un calendrier mixte soli-lunaire avec un cycle de cinq ans et deux mois intercalaires, c’est donc un peu présomptueux de dire aujourd’hui si Samain durait trois, sept ou trente jours. Quand il s’agit des Celtes, il faut toujours prendre un grand nombre de précautions épistémologiques, sinon on passe pour un « celtomane », ce qui est très vilain (bref, un charlatan à tendances New Age quand ce n’est pas un néo-nazi). A travers un bref accrochage sur FB, je me suis rendu compte à quel point l’ignorance est grande : une brave dame très soucieuse de son salut de bonne chrétienne m’assure même que « Les Suisses ne sont pas des celtes ». Avant d’être des gallo-romains comme tout le monde, il y a bien fallu qu’ils appartiennent à ce grand espace européen ouvert, sans unité politique mais fortement structuré par la trifonctionnalité.

Les sociétés indo-européennes se caractérisent en effet par leur « anarchisme » foncier, leur refus du despotisme, de l’État, de l’impôt, de la bureaucratie, de l’écriture et de la statuaire. En face des grands empires de la Méditerranée et du Proche-Orient, dont la religion même fait du roi un dieu et de sa bureaucratie graphomane une véritable transcendance, les indo-européens, celtes aussi bien que perses et indiens, règlent le problème du pouvoir par l’établissement de trois castes distinctes : prêtres, guerriers, laboureurs. Trois castes qui ressurgiront presque naturellement au Moyen Age, quand Rome aura disparu. Ces castes sont fonctionnelles : en Europe, rien ne prouve que les fonctions supérieures étaient acquises par la naissance, comme en Inde. Les druides faisaient de longues études (vingt ans, tout était appris par cœur), et les guerriers se combattaient âprement, sans aucune idée d’unité « nationale ». Leurs divisions ont perdu les Gaulois devant César, les Anglo-saxons devant les Normands, les Irlandais devant les Anglais. « Le royaume s’étend aussi loin que le regard du roi » disaient les indo-européens. Ce n’est pas une bien grande mesure. César a voulu assujettir les Gaulois, mais a renoncé aux Germains (pas assez à gagner). Quand Rome s’est effacée de la surface de la terre, les Gaulois ont retrouvé le mode de vie « celte » pour mille ans de liberté supplémentaire, avant que le Droit romain ne vienne ressusciter l’État. L’art celte, abstrait et symbolique, se poursuit dans l’art roman des chapiteaux.

Je me demande pourquoi j’ai moi-même mis tant de temps à m’intéresser aux Gaulois alors que je me passionnais pour les Indiens. Je crois que je suis au fond un bon produit de l’héritage greco-latin, et que la conquête culturelle romaine se poursuivait, bien longtemps après le passage de César, au Collège classique cantonal de Lausanne. En bon petit gallo-romain, j’ai trouvé ma vocation sur l’Acropole d’Athènes, et l’horizon démesuré de l’Asie me renvoyait à la forme exigeante de l’Europe. Puis, je me suis passionné pour la mythologie nordique, telle que sauvée par les Islandais géniaux du Moyen Age. Mais les Gaulois avaient perdu leur langue (sinon leurs mots : chien, ruche, chêne, bruyère, érable, bouleau, etc.), mais surtout perdu leur mythologie, rendant leurs œuvres muettes et nous renvoyant presque au Musée Branly, et aux Arts premiers… ceux dont nous avons perdu le sens.  L’épopée celtique a certes ressurgi sous un vernis courtois et chrétien dans la « matière » de Bretagne et les romans de la Table ronde. Quant aux druides, leur ésotérisme fut si parfait que nous ignorons non seulement toute leur théologie, purement orale, mais aussi leurs liturgies et leurs rites, à part quelques témoignages antiques de seconde main. On peut toujours invoquer Guénon et Dumézil, pour le principe, mais sans code de lois ni mythologie, pas de comparatisme sinon très abstrait : c’était une société traditionnelle et religieuse, certes, mais dont nous ne connaissons ni la tradition ni les dieux. Sous la profusion  des vestiges et des noms, pas de triades reconnaissables.

Et pourtant, il existe un fort témoignage monumental de « théologie comparée » entre dieux latins et dieux gaulois : le pilier des Nautes de Lutèce au Musée de Cluny (et sa petite réplique au Musée Carnavalet). Ce pilier est constitué de quatre grands blocs, ornés sur les quatre faces de représentation de dieux, de personnages et d’inscriptions. Élevé par les marins de la Seine sous Tibère, ce pilier est interprété par Bernard Jacomin (Yvelinédition, 2006) comme une mise en scène des quatre saisons de l’année, et donc des quatre fêtes des gaulois. La face du bloc qui représente Samain nous montre un taureau et trois grues, avec l’inscription TARVOS TRIGARANUS. Au 1er novembre, la constellation du Taureau était au zénith de la terre, flanquée de la constellation de la Grue. Le carré parfait du Taureau recouvrait la terre amenait l’idée de « grande réunion » décrite par Françoise Le Roux et Christian-J. Guyonvarc’h (Les fêtes celtiques, Ouest-France, 1995) sur la base de l’épopée irlandaise. A cette grande réunion des druides, des rois, des guerriers, des vassaux, où tout le monde avait le devoir rigoureux d’assister, on traitait des affaires en cours et on réglait les litiges, avec des rites complexes (la cueillette du gui, etc.), et surtout des grands banquets, avec du sanglier bien sûr.

Revenons aux fêtes : on déteste Halloween, et l’on ne veut pas savoir que Samain a précédé la Toussaint de quelques millénaires, Inbolc a précédé la Chandeleur, Beltaine a précédé Pentecôte, et Lugnasad l’Assomption. Les chrétiens ont dû recouvrir les fêtes païennes de contenu orthodoxe, pour les effacer. Encore une fois, les dates des fêtes celtiques n’étaient pas astronomiquement bien déterminées : elles flottaient selon le calendrier complexe des druides (comme flotte encore en partie l’Année liturgique des catholiques). Il y avait pourtant un système symbolique des fêtes, mais ce système déplace les saisons des repères solaires qui nous sont familiers : équinoxes et solstices. Mais, en tombant les 1er novembre, 1er février, 1er mai et 1er août, les fêtes celtiques ne tombent pas sur des dates indifférentes dans notre calendrier : chacune a retrouvé un contenu. A leur manière, elles séparent une saison chaude et lumineuse, de Beltaine à Samain, et une saison froide et obscure, de Samain à Beltaine, Inbolc et Lugnasad représentant des « solstices » médians.

Et alors les morts, les sorcières, les potirons, les fantômes ? La saison froide représente dans nos campagnes la saison des morts (Claude Lévi-Strauss, Le père Noël supplicié, reprise Seuil 2016). On leur laisse la campagne à partir de la Toussaint et on les chasse au Carnaval. Mais dans la grande réunion qu’est Samain, inaugurant la saison froide, ils ont leur place. En Irlande, les défunts ne sont jamais loin. Ils hantent les vivants à partir du Side, leur domaine. Comme le dit Nicolas Bouvier dans son Journal d’Aran : « Il y a ces créatures qui en sortent, parfois vous aiment, bien plus souvent vous enlèvent et vous tuent. On appelle ces visiteurs de l’ombre the good people, antiphrase qui devrait apaiser leur rancœur ». Le Side est toujours là, ouvert, attentif. Alors, Samain c’est leur moment. Vous allez regretter votre aveuglement.

 

 

Commenter cet article