(POUR LA PROCHAINE SAISON DU GROUPE VAUDOIS DE PHILOSOPHIE)

Dissocier le sexe de l'amour faisait jadis partie d'un programme d'émancipation "moderne" : quand j'étais encore jeune et innocent, les collégiens se répétaient la phrase, déjà démodée, de Montherlant : faire l'amour comme on boit un verre d'eau quand on a soif (Etait-ce dans Les jeunes filles?). Aujourd'hui, tout ce qui assimile le désir à un besoin témoigne, pour moi, d'une sorte de grossièreté. On n'a jamais "besoin" de faire l'amour, on en a peut-être l'occasion (comme disent les libertins), ou l'idée toujours associée à une personne singulière, à une impulsion (himeros) ou à un regret (pathos) selon la distinction grecque.

Mais alors, comme notre éducation ne proposait pas d'autre horizon affectif que la famille petite-bourgeoise, incubateur compact du succès social, il nous paraissait qu'il fallait impérativement devenir très très libertin pour nous "libérer" de chaînes qui se sont révélées ensuite bien faibles. Mai 68 avait volatilisé l'idéologie, si ce n'est le rêve, de la petite famille. Pour ne rien manquer du festin de l'avenir, il fallait résolument abjurer toute sentimentalité désuète. On ne pouvait imaginer Sade amoureux, ni Mme de Sade aussi fidèle. Et Baudelaire l'avait dit, de sa voix d'airain : seule la niaiserie peut vouloir mêler la volupté et la morale. En fait, comme tous les adolescents, je cherchais l'âme-soeur à travers ces discours redoutables, et mon insensibilité revendiquée n'était qu'une parade maladroite.

Mais la dissociation aurait-elle pour clé le nombre ? Catherine Millet, dans un style d'une frappe admirable, a pu raconter à la fois la promiscuité la plus forte et la jalousie la plus douloureuse. Mais Casanova nous montre l'amour le plus fervent également réparti entre plus de mille femmes ! Revenons, pour conclure sur le nombre, et pour constat mélancolique, à ces pages très sombres du Manifeste du surréalisme : "Une grande modestie est à présent son partage : il sait quelles femmes il a eues, dans quelles aventures risibles il a trempé ; sa richesse ou sa pauvreté ne lui est de rien, il reste à cet égard l’enfant qui vient de naître et, quant à l’approbation de sa conscience morale, j’admets qu’il s’en passe aisément".

Et si l'opposition du sexe et des sentiments était d'abord affaire de commerce ? Ainsi la prostitution et son mode léger, la pornographie, semblent bien avoir pour condition une telle dissociation de principe, la sécheresse affective de la prostituée s'opposant aux réticences sexuelle de l'aimée. Mais ce partage puritain est remis en question, si ce n'est par l'expérience, du moins par un déferlement romanesque de grande ampleur : tous les "Splendeurs et misères" du monde attestent de l'affectivité déchaînée de la "courtisane", et la lascivité de l'amoureuse n'est pas en reste. Dans un roman comme La pêche miraculeuse, c'est l'impossibilité d'aimer une jeune fille petite-bourgeoise, barricadée par son éducation puritaine, qui est mise en scène, par opposition à l'audace aristocratique de la cousine. Pour Guy de Pourtalès justement, il n'y a pas de dissociation, et le "fol amour" n'est possible qu'en famille... Mais c'est là un thème des grands romans de formation, de Thomas Mann à Robert Musil.

Mais plus tard, dans la vie, la dissociation entre le sexe et l'amour a pris sa revanche : il y a, dans ce monde, tant d'amour sans sexe ! L'inhibition, la pudeur, le respect, les obstacles, la distance sociale, l'absence de réciprocité, le souci de cohérence : tout conspire à faire de la vie une longue plaine tranquille. Selon Freud, la civilisation exigeant de l'individu toutes ses ressources, il ne lui reste plus pour la sexualité que des moments limités. Et pourtant Freud écrivait à Vienne à une époque, où malgré l'hypocrisie, l'activité sexuelle se laisse deviner très intense, à travers les nouvelles de Zweig ou de Schnitzler. Dans la pièce de Schnitzler, La Ronde, le fantasme de promiscuité sexuelle est mis en scène par une dizaine de rencontres explicites qui ferment la boucle de la société toute entière, du prince à la prostituée. La première de la pièce donna lieu à une émeute. Max Ophuls la mit en film à Paris, sans susciter de protestations. (Schnitzler représente le discours amoureux et la séduction mais en posture libertine, sans vérité subjective, l'amour "prétexte" à nos plaisirs comme dit Mme de Merteuil, en poéticienne expérimentée. Mais la ronde n'exclut pas le discours amoureux, au contraire).

Je voudrais citer Horace, dans son voyage à Brindisi (Satire I/5) : le poète attend une jeune servante menteuse jusqu'à minuit. Mais le sommeil le gagne "intentum veneri" et le songe viendra combler malencontreusement ce désir frustré (mais ces vers adorables ont disparu dans mon édition scolaire d'Horace, le petit classique de la Librairie Hachette (1). Dans ce récit de voyage haut en couleur, petit modèle du genre, tous les malheurs du voyageurs sont énumérés, même si le poète chemine avec les amis du Prince et les plus grands écrivains de son temps. La sexualité d'auberge n'y fait pas défaut, elle qui n'a jamais brillé "ni par le goût ni par l'esprit". "Intentum veneri" : le verbe dans sa simplicité est synthétique : la jeune servante menteuse n'est pas si indifférente puisque son attente se prolonge tard dans la nuit. Et pourtant, le discours amoureux, même à Rome, a connu des expressions plus élaborées. L'intention est aussi tension. Sexe et amour ne sont pas si opposés, parce qu'ils ne sont pas si distincts. L'émotion adolescente connaît encore cette indistinction, la frustration poussant à l'amour, la satisfaction au cynisme. L'intensio veneri est un tout. Pas de sexe sans amour, même petit.

(1). Je redonne ce texte que les gymnasiens d'antan ne devaient pas lire :

hic ego mendacem stultissimus usque puellam

ad mediam noctem exspecto; somnus tamen aufert

intentum ueneri; tum inmundo somnia uisu

nocturnam uestem maculant uentremque supinum.

Sur la dissociation du sexe et de l'amour