Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
christophe.calame.over-blog.com

Philosophie au jour le jour

Fécondité et désir d'éternité

Publié le 26 Septembre 2013 par Christophe Calame

Fécondité et désir d'éternité

On aime à répéter que Platon a inventé la métaphysique en orientant la philosophie vers l’être de l’étant. En se contentant de faire ainsi « l’histoire de quelques vocables » (Foucault) — avec quelques mots grecs en caractères grecs pour l’effet pittoresque —, on peut d’autant plus facilement ébahir le bon public que l’on se donne la facilité de trancher avec une rudesse barbare, dans notre cher Banquet, entre ce qui serait « philosophique » de ce qui ne le serait pas. D’un côté, l’opinion « doxique » représentée par tous les convives, de l’autre le discours « épistémique » de Diotime, — mais privé de son envers romanesque : l’arrivée et le récit d’Alcibiade.

Platon raconte les interventions de Socrate dans ses dialogues certes, mais jamais sans une certaine distance romanesque, dont la perception demande une lecture subtile. La cuistrerie se caractérise par l’incapacité à situer le discours de Socrate dans sa situation particulière d’interlocution : Socrate serait un professeur de philosophie comme un autre, qui donne son cours à des étudiants comme les autres. Or il se trouve que, dans un dialogue comme le Banquet, on nous présente un séducteur quinquagénaire — sale, pauvre et laid —, s’attaquant à un jeune poète sur le retour, au lendemain d’un prix de tragédie. Une situation de comédie devant laquelle l’éternel professeur et son éternelle étudiante semblent un peu dépassés.

Le dialogue est un genre littéraire particulier, inventé par les socratiques pour rendre hommage à l’ironie de leur maître. Le but du dialogue, selon la théorie énoncée par Socrate dans le Phèdre, consiste à « dire des choses différentes à des gens différents ». Cela signifie qu’à propos des sujets de ce soir, le désir d’éternité et ses conséquences, des auditeurs différents pourraient entendre des choses différentes. Et sur l’accomplissement du désir d’éternité, la « fécondité », également.

On sait que les Grecs opposent jusqu’au nom deux réalités différentes du désir : himeros et pothos, le désir d’avant et le désir d’après : l’impatience avide et le regret sentimental. Fendu par le temps, leur concept de désir est donc comme privé de présent. On pourrait continuer en disant que le discours de Socrate va donc parler différemment à des êtres humains dont le désir est différent. Le désir d’éternité dévoilé par le discours de Diotima — et donc la métaphysique elle-même, par extension herméneutique — pourrait bien ne pas dire la même chose à ces désirs différents. Et jusqu’à la fécondité, aboutissement « pratique » du désir dans le discours de l’étrangère de Mantinée, qui pourrait bien n’avoir pas la même valeur pour toutes les oreilles.

Il faut rappeler que Socrate se présente à ses Juges comme un brave citoyen, un vieil Athénien du bois des « marathonomaques », presque le héros des comédies d’Aristophane — mais toujours avec ce léger décalage chronologique, mis en scène dans le dialogue avec le vieux Céphale, le compagnon de Sophocle. La charge des Nuées d’Aristophane est donc une pure calomnie, dénoncée comme telle devant les Juges. Et la statue idéale de Socrate au Prytanée, si ses contemporains l’avaient bien voulu, aurait mérité le ciseau de Phidias. Or les socratiques n’appartiennent pas au même siècle que leur maître. Phèdre, Ménon et Alcibiade déboulent en phénomènes dans leur cité, qui finira par les rejeter, Charmide et Critias sont révoltés par leur époque qui les brisera, et Xénophon et Platon, les cadets, appartiennent aussi peu au grand Cinquième siècle héroïque que les jeunes gens nés dans les années 80 n’appartiennent au 20e siècle héroïque, « l’Âge des extrêmes ».

Les hommes du Quatrième siècle sont contemporains de Praxitèle et non de Phidias. Autour d’eux, dans les arts plastiques, on a découvert la femme, l’enfant, l’animal de compagnie. Le déhanchement et la torsion des corps, la nudité charnelle, la tendresse amusée, la provocation légère éveillent moins le désir possessif que la nostalgie un peu distante. L’ art de Platon suppose une certaine capacité de s’attendrir et de s’amuser, — et même de son vieux maître Socrate, de ses marottes politiques et son érotisme roublard.

En avançant son argument sur l’éros comme désir d’éternité, Socrate ne se distingue pas tant de ses convives. Phèdre, qui a réussi à placer le sujet qui fâche dans ce banquet, vante la fidélité « antérotique ». Pausanias — qui n’est pas un sophiste parce qu’il n’avance pas le moindre paradoxe, — est un gentleman distingué, esthète et critique, qui valorise la fidélité intellectuelle. Eryximaque, avec son discours hippocratique « présocratique », cherche le fondement de l’étant à sa manière. Les poètes, comique ou tragique, montrent bien, dans l’amour, le drame du conflit avec le temps.

Mon hypothèse de lecture — « pothique » et non « himérique » — est que Socrate, tout au sublime de la réconciliation d’Éros et de l’Agathon (!), nous est montré attaqué, interrompu, parasité, moqué par deux fois par les effets du désir d’éternité : dans les reproches indirects de Phèdre, le jeune garçon séduit une dizaine d’années plus tôt au bord de l’Illissos, et dans les propos impudiques d’Alcibiade, dévoilant à tous sa frustration. Mais l’alcool ayant eu heureusement raison de ces fâcheux, Socrate peut jusqu’au matin passer la nuit avec les poètes, pour leur faire l’article à propos du nouveau genre littéraire philosophique, le dialogue, qui mêle le tragique et le comique.

Quant à la « fécondité », valeur civique, poétique, péricléenne, anaxagorienne, elle est le Telos, l’achèvement du discours féminin de Diotima. Et l’on sait que si Socrate féconde à soixante-cinq ans la jeune et belle Xanthippe par deux fois, laissant à sa mort deux petits garçons dont l’éducation est le grand souci du Kriton, — les valeurs poétiques et civiques, elles, seront fort mal illustrées par son incapacité à écrire et surtout à composer de la musique (même en prison, ordre d’Apollon), sans parler de son complet échec politique, aussi bien devant l’Assemblée dans l’affaire des Arginuses, que face aux Trente.

Si on savait lire Platon comme on lit La recherche du temps perdu, comme le grand roman d’une époque singulière et de ses illusions —plutôt que de manière paranoïaque, comme la cause de tous nos malheurs —, on pourrait peut-être apprendre à discerner dans le discours de Socrate tout autre chose que ce qu’il dit. Sans vouloir tirer le platonisme vers la Gnose, qu’il nourrira amplement dans ses avatars ultérieurs, on pourrait apprendre à discerner, jusque dans le discours de Diotima, la petite musique funèbre des illusions perdues : les hommes amoureux ne pardonneront jamais à l’objet de leur amour, et tout disparaîtra : cités, poèmes, enfants — car le seul véritable amour de l’éternité, c’est celui de l’instant, tel que recréé par l’art.

8 novembre 2008

Commenter cet article