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Philosophie au jour le jour

La culture nous rend-elle plus humains ?

Publié le 1 Juillet 2018 par Christophe Calame

La culture nous rend-elle plus humains ?

L’an dernier, j’avais entrepris de répondre à tous les sujets du bac français et avais tout publié avant midi. Quelques collègues m’avaient même félicité de mon bon niveau, et tout le monde avait rigolé. Cette année, j’étais en mer (c’est yar, n’est-ce pas ?) sans mon ordinateur, et surtout sans aucune inspiration. La double crise de l’humain et de la culture me semblait rendre le problème posé insurmontable pour les petits outils de la dissertation. Et pourtant, mes instincts combatifs ayant repris le dessus, je me suis pris au jeu de relever le défi, avec retard pourtant.

 

La plus grande difficulté du sujet provient de la difficulté à bien définir la culture, autant que l'humain. Et même lorsqu'on aurait produit une définition suffisante de l'un et l'autre terme, on serait obligé de constater d'emblée qu'une crise majeure constitue les caractéristiques de la culture contemporaine, autant que de la vie contemporaine. Le mot de culture a deux acceptions : la première renvoie au socle classique de la pensée et des arts défini par les Anciens, la seconde à l'approche ethnologique des "us et coutumes" de toutes les civilisations. Cette seconde définition, qui tend à se confondre avec l'humain en général, et qui empêche toute différenciation entre culture et humanité, doit donc être écartée pour cette raison. Quant à l'humain, sa définition est toujours relative à l'Histoire, et le sujet pourrait être fort vite traité en observant que c'est le peuple le plus cultivé d'Europe qui s'est aussi montré le plus "inhumain". Mais ce serait jouer avec les mots, car notre définition de l'humain est d'abord le produit de la défaite des nazis. C'est un monde sans nazis qui a entrepris de redéfinir l'humain, et c'est la fin de la Seconde guerre mondiale qui est le véritable fondement du monde dans lequel nous vivons encore, mais pour combien de temps ?

 

La culture, dès son origine romaine, car les Grecs n’ont que de « l’éducation », s’emploie à humaniser le monde : le paysage tout humain de l’Italie a été arraché à une grande forêt sauvage et à des plaines marécageuses, par une petite paysannerie obstinément attachée à sa terre certes, mais aussi par des millions d’esclaves supérieurement dirigés (d’ailleurs, tout ce qui travaillait était esclave : les élèves sont toujours surpris d’apprendre que leurs profs auraient été des esclaves dans l’Antiquité). Ce premier sens de la « culture », celle de la terre, va s’étendre non tant au corps, comme en Grèce, qu’à « l’âme », cette découverte des philosophes grecs « complotant contre l’hellénisme », comme dit Nietzsche. À la gymnastique totale d’un peuple de guerriers, de chasseurs et de dragueurs, vient s’opposer ce « souci de l’âme » qui va creuser en intériorité, dans l’invisible, ce splendide garçon auquel le sort a tout donné : Alcibiade apprend de Socrate une modération inutile à la cité, qui va l’empêcher d’être César autant que Cicéron. Mais à Rome, justement, le « bilan » de l’hellénisme peut être tiré et les mesures nécessaires adoptées : la loi vaut mieux que la vertu, et l’empire que la démocratie. Ainsi va l’humanisation de l’Occident.

 

Pendant longtemps, les petits garçons ont appris à être humains avec le grec et le latin, les fameuses « humanités ». Peut-on déjà tirer le bilan de cette forme d’esprit qui se marginalise sous nos yeux ? Ce serait peut être anticiper de façon présomptueuse sur la réduction de l’importance de l’Occident, et surtout sur le devenir imprévisible de l’école, qui ne sera peut peut-être pas celui que ses liquidateurs attendent. Pour l’instant, on doit constater que l’Occidental, armé du grec et du latin, a fait la conquête du monde, est allé seul sur la lune, a libéré l’énergie du magnétisme et l’atome, a pu établir les lois du ciel et de la matière, et enfin a retrouvé le goût de la liberté, qui avait disparu avec la République romaine.

 

Mais en est-il plus « humain » pour autant ? Nous voici contraints de définir enfin cette qualité un peu opaque qui fait toute l’ambiguïté du sujet, bien philosophique en cela. Et bien, nous pouvons constater que toutes les qualités qui se présentent pour définir « l’humain » sont grecques : le courage, la prudence, la modestie, la justice, mais aussi la clémence, la douceur, l’enjouement, la tendresse. Et pour être si humaines, elles n’en sont pas privées de transcendance : intelligence, imagination, respect, piété même. Les chapitres de L’Éthique à Nicomaque viennent naturellement s’aligner dans la plaine comme une phalange en ordre de bataille. Et pourtant l’humain est essentiellement menacé sur trois plans : les Droits de l’homme, la démocratie et la technologie.

 

La refondation de notre monde, celui dans lequel nous vivons encore, avec l’écrasement des fascismes, s’était naturellement accompagnée d’une nouvelle Déclaration des Droits de l’Homme, qui reste le seul fondement possible d’un monde humain. Pourtant les ennemis de la liberté, tous ceux qui rêvent de République islamique et de nouvelles expériences totalitaires (pas d’islamisme sans massacres, viols, pédophilie, vandalisme), apprennent à se servir des libertés que nous leur offrons et à les retourner contre nous (« féminisme islamique », etc.). Le relativisme culturel d’une partie des élites, dans les sociétés démocratiques, appuie aveuglément ces démarches suicidaires, par ressentiment ou par mauvaise conscience. Les vendeurs de drogue aux portes des écoles sont protégés par les « antifa » (qui se plaisent à succomber à une violence verbale aveugle, en traitant tous leurs adversaires de « fascistes »). Succombant à une sorte de maladie auto-immune, les Droits de l’Homme semblent se dévorer eux-mêmes.

 

La démocratie entre en crise lorsque le populisme, héritier lointain des mythes fascistes, se sert du suffrage universel pour légitimer la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, l’islamophobie aveugle, etc. La démocratie se retourne contre elle-même lorsqu’elle vient légitimer l’expression du mépris et de la haine. La dignité humaine, principal enjeu de la modernité politique, qui fait que la démocratie n’est pas que « le pire régime à l’exception de tous les autres », peut être bafouée par le suffrage universel lui-même. Il se fait entre les dirigeants populistes et leurs électeurs une sorte de transaction perverse : laissez-nous nous enrichir sans limites, et nous vous laisserons exprimer vos passions tristes.

 

La technologie enfin, qui n’a cessé de remodeler l’homme depuis le premier biface en silex, aussi maladroit fût-il, a fait un pas décisif dans les cinquante dernières années. La première Révolution industrielle avait assuré la mobilité des corps : trains, bateaux, automobiles, avions, fusées, etc. Mais la seconde Révolution industrielle, elle, offre des véhicules à la pensée. Pour la première fois, l’intelligence est sortie de la boîte crânienne pour venir se loger dans cet appendice de plus en plus véloce qu’est le smartphone de l’homme qui peut traverser la chaussée sans plus regarder autour de lui… À quand le Tour du monde en 80 jours de l’Encyclopédie par les applications ? Un de mes chers vieux professeurs, le plus futuriste, se réjouissait du jour où le téléspectateur pourrait répondre à l’écran de la télévision. Aujourd’hui, il le peut. Et que voit-on ? Une marée d’ordure, puant la haine et le mépris, s’exhale des forums nauséeux. Comme dans Tintin, après les insultes baroques du capitaine Haddock, seul le pictogramme haïssable semble maintenant suffisant pour exprimer toute la violence verbale désirée.

 

Pourrons-nous rester humains ? La petite phalange des vertus hellénistiques pourra-t-elle résister à l’assaut de ces masses barbares : islamistes, populistes, antifa, internautes, etc. Marathon ou Thermopyles ? Et là, nous arrivons au cœur même de la problématique proposée : l’humanité peut-elle encore s’appuyer sur la culture pour résister à sa déshumanisation. Entrons dans un musée d’art contemporain : depuis le début du siècle précédent, l’art a pu intégrer une très forte part de dérision, pour résister au « bourrage de crâne » nationaliste d’abord, mais qui s’est étendu à tout ce que l’homme tient pour précieux : sa vie, son corps, sa sexualité, sin identité, sa culture. Tout être humain, plongé dans l’art contemporain, s’il n’est pas trop masochiste, oscille entre dégoût et révolte, et tel est bien le dessein ultime de l’art contemporain, qui n’aspire plus à aucune pérennité. Partout une musique industrielle facilite les échanges avec son euphorie de commande. Le cinéma, industriel ou artisanal, se met au service des peurs de l’enfant et du narcissisme adolescent.

 

L’école, qui devait préserver l’enfant de l’adulte selon Hannah Arendt, est devenue une grande gare de triage social, dont la culture est tout au plus le prétexte et la peur de l’exclusion, scolaire d’abord et sociale ensuite, semble le seul moteur. Bien sûr, les petits miracles pédagogiques restent possibles, produits d’une chimie aléatoire de la rencontre des molécules qui se conviennent. Mais l’évaluation incessante a fait de l’apprentissage un enjeu social démesuré, sans rapport avec la construction de la personnalité et la découverte du monde. La refermeture de l’école sur les savoirs fondamentaux (lire, écrire, compter, ce mantra réactionnaire) va la rendre plus formelle encore, plus desséchante et plus démotivante. Qui sait encore perdre du temps à l’école, pour rétablir la relation pédagogique ?

 

Le livre, enfin, ce sanctuaire calme et profond que les générations se transmettaient dans de lourdes bibliothèques familiales, est devenu un produit bâclé, fragile, vite acheté, vite jeté pour faire de la « place » dans des lieux rétrécis par la fin de la culture du cocooning, au profit de l’extériorité exténuante. Chateaubriand se félicitait que les Français, qui seuls savaient selon lui dîner avec méthode, sachent composer des livres avec un plan solide. J’invite son fantôme à revenir dans les librairies d’aujourd’hui. Les auteurs, débordés par leurs expériences ou leur imagination, y étalent leurs traumatismes divers et les fantasmes à la face du lecteur. Plus personne ne trouvera la profonde intelligibilité de l’existence dans le ressentiment hagard des contemporains, ébranlés par l’Histoire autant que la Vie.

 

En conclusion, je dirais que la culture a cessé de cultiver l’humain, et que l’homme ne peut pas rechercher dans la culture contemporaine l’humanisation dont il ressent le besoin, au milieu de ce tourbillon de malheur et de dérision. Pour devenir soi-même, l’homme contemporain est tout seul et tout nu. Heureusement, de grands dispositifs de culture existent encore pour l’instant, dans un passé préservé par les institutions, mais sous la double menace du Marché et du Califat.

 

(Merci à Monique Castillo pour son intervention au colloque du campus maçonnique de la GLDF)

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