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Philosophie au jour le jour

Seul avec Marx

Publié le 2 Avril 2018 par Christophe Calame

Seul avec Marx

A quoi bon ce journal, qui occupe mes matinées et se charge de mes lectures, bien plus que de mes découvertes et de mes rencontres ? D’ailleurs, que peut un journal, plus ou moins intime ? Sans vouloir opposer, comme le fait avec cruauté Mauriac, le journal de Benjamin Constant, une sorte de matrice pour moi, et celui de Gide, « pour la galerie », je considère mon journal comme plutôt confidentiel, même si parfois il déborde sur les « amis » de FB, — qui lisent peut-être, mais réagissent rarement. Se dire à travers un journal, c’est sauver entre ces lignes un peu du temps qui s’écoule, dans l’espoir de se faire soi par soi-même à travers les mots, qui eux-mêmes passent bien vite. L’impossible projet d’être soi-même, et l’infinie tentative de le devenir, comme on peut. Essayer aussi d’être juste avec soi-même et avec les autres, résister à la tentation de la méchanceté et de l’amertume, à laquelle voue fatalement toute intimité avec soi-même dans « l’arrière-boutique » de Montaigne. Pour écrire des Mémoires, il faut avoir participé à de « grandes actions », selon la définition du genre, ce qui n’est pas mon cas. Si j’ai véritablement agi quelques fois, l’ensemble de mes activités, bien encadrées par les institutions, n’a rien de très singulier — et je ne le cherchais pas. Toute ma vie a été d’abord une quête d’intégration, car j’avais d’assez grandes provisions d’originalité en réserve. Pour écrire des Souvenirs, il faut avoir plus de nostalgie du passé que je n’en ai, et moins d’amour du présent. Car, dans mon enfance et ma jeunesse, je me suis grandement ennuyé, me réfugiant dans l’imagination et dans les livres. J’ai commencé à vivre en devenant adulte. Même si la mémoire reste l’aliment principal d’un journal, mes souvenirs ne sont intéressants en eux-mêmes que par les indications que l’expérience passée de la vie apporte en contrebande à l’essayiste, qui doit s’en tenir à l’universel — même étayé sur la vie personnelle.

Être seul avec Marx a été, par exemple, un souhait longtemps différé, avouable, mais peu avoué. Cet auteur, l’un de ceux qui m’a tiré de l’enfance, l’un de ceux avec Machiavel et Camus qui ont toujours été là dans ma réflexion et dans ma perception de la société et des événements, a toujours été entouré, comme emmailloté et encombré de la présence des autres : tout le monde parlait de Marx autour de moi, les uns avec répulsion (mes parents), les autres avec dévotion (les gauchistes), les derniers enfin avec autorité, c’est-à-dire stupidement (les autres philosophes). Précédé, suivi, emballé, conditionné, momifié, instrumentalisé, défendu autant qu’attaqué, Marx, sous son écrasant packaging, a d’abord manqué de simples lecteurs : comme totem, comme doudou, comme répulsif, comme arme aussi, Marx me renvoie toujours aux autres, et semble exclure l’intimité tranquille et normale de la lecture. Certes, des approches passionnantes ont été développées, dans un relatif isolement : Maximilien Rubel, Kostas Papaioannou, Michel Henry, et même Raymond Aron dans ses meilleurs jours, se sont astreints à donner de Marx une présentation qui ne soit pas immédiatement instrumentalisée. Mais ces auteurs, si respectables, n’en sont pas moins encore des autres. Et même dans la plus grande intimité, face à la tour des quatre Pléiades, Marx est encore encombré par ma propre vie, mes souvenirs, mes rencontres, mes cours, etc. Contrairement à Fourier, vers lequel ma rêverie s’est toujours doucement dirigée en secret (à toute révolution politique, il fallait une révolution amoureuse), ou à Proudhon, dont je n’ai pris l’immense mesure que récemment, Marx n’a cessé de revenir me hanter. On ne se débarrassera de ce fantôme, ce « spectre », que par la lecture tranquille et attentive, qui seule peut l’accueillir vraiment et lui donner la parole.

Seul avec Marx

Pauvre Marx : son bicentenaire va le tirailler dans tous les sens, là où ses « lecteurs » voudront bien l’emporter. Moins que jamais, on se contera d’une problématique sobre (que Marx a-t-il dit et fait ? que voulait-il ? etc.). Je lis même, sur le programme d’un colloque en Suisse romande, que le salariat est « l’un des modes de résistance au capitalisme », alors que je croyais que c’était l’aliénation même. Mais attention, il ne s’agit pas du salariat, par définition toujours contingent et contractuel, mais du « salariat à vie » donc du « revenu de base » qui n’est pas un salaire, mais une sorte de dividende sur tous les efforts de l’espèce depuis son émergence… L'auteur, un professeur, confondrait-il son salaire de fonctionnaire avec le revenu minimal ? Marx, lu très tôt, a toujours été d’abord mon meilleur professeur d’économie politique, et je l’ai vu revenir dans le débat chaque fois (comme en 2008) que le capitalisme a fait sa crise. Paradoxalement, c'est Marx qui, m’ayant vacciné contre l’idée que le capitalisme est solide, m’a fait décidément fonctionnaire. Marx a aussi été mon premier professeur de sociologie : il m’a donné une idée très claire de ma position sociale, et du profond comique de tout ce que j’entendais à ce sujet autour de moi. J'ai tout de suite allumé mon détecteur d'idéologie (= fausse conscience). Par contre, je n’ai cessé de le combattre en politique : si je n’ai pas été « déçu » par le gauchisme, c’est que je n’en attendais rien. Ayant lu Les Possédés à quinze ans et L’Éducation sentimentale à seize (ce grand tableau du destin des quarante-huitards), je savais que les grandes choses, dans l’Histoire, sont faites par des gens très modérés, et non par les psychotiques et les névrosés. J’avais 21 ans quand commence à paraître L’Archipel du Goulag, et quelques années plus tard, la « nouvelle philosophie » a demandé des comptes — même injustement — à la « Pensée 68 ». Je suis, comme bien d’autres, le produit de ces deux décennies contradictoires, et je ne peux que toujours associer l’année 1968 à l’année 1989. Je sais que la société bourgeoise est fragile et le capitalisme « criseux », tandis que la société socialiste est mortelle et l’économie dirigée catastrophique. Or, parmi les intellectuels, tout le monde est loin de partager ces conclusions. Depuis les années 1990, je rencontre des jeunes gens qui rêvent de nouvelles radicalités, comme si rien ne s’était passé. Bourdieu et Derrida ont pourtant reconnu leur échec à tirer un mouvement politique des mouvements sociaux. Mais mes interlocuteurs, toujours lunaires et comme absents, n’en rêvent pas moins de recommencer le gauchisme, pour assouvir je ne sais quelles lointaine colère ou simple envie d’aventures (et de haut langage). Freud a donné son nom à cette disposition : la pulsion de mort.

Seul avec Marx
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O
Thanks a lot for posting this article.
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