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Philosophie au jour le jour

Journal parisien

Publié le 30 Mars 2018 par Christophe Calame

Journal parisien

Extrait de mon journal personnel (29 décembre 2017) :
Depuis l’âge obscur et lointain de cinq ans, ce désir d’enfant têtu : quitter Sainte-Croix, quitter Lausanne, quitter la Suisse. Je pensais remonter le Congo, comme Stanley. Voir des girafes, etc. Et maintenant, je suis dans la Gare de Lausanne, et j’attends le train avec Sylviane, au Restaurant à l’étage. Le désir est devenu réalité. Notre appartement nous attend, avec ses monceaux de cartons pas encore ouverts, reflux de toute une vie active et productive, loin du Congo, loin des girafes.

 

Extrait de mon journal personnel (11 décembre 2017) :
Obsèques solennelles de Johnny Hallyday : deux femmes debout regardent la cérémonie sur l'écran de la boulangerie de ma rue (les écrans sont partout). Leurs yeux sont émus, attentifs, concernés. Le premier signe de civilisation est le respect des émotions des autres (le mépris est toujours barbare). On peut reprocher à Johnny sa contribution à la destruction de la vraie chanson française (celle des cabarets), à l'américanisation du village français, l'évasion fiscale, etc. Et pourtant, on le pleure : il était "populaire". Mais ce mot a toujours deux sens : un sens englobant, démocratique, ouvert (le "peuple" souverain de la démocratie) et un sens restrictif, marxiste : opposé autant à la bourgeoisie qu'à la plèbe, la populace, le "Lumpenproletariat", etc. Johnny était populaire au sens le plus englobant, il semblait faire partie de la vie de tout le monde, il rassemblait les provinces, il réunissait les générations, il rappelait la jeunesse lointaine. Le chantre de l'américanisation était un symbole national.

 

Extrait de mon journal personnel (19 décembre 2017) :
La télévision a toujours été facile : les ondes hertziennes apportaient un contenu limité mais sûr, contrôlé par l'État en général. Il suffisait d'allumer le poste, et de se laisser tomber dans son fauteuil. On pouvait ainsi prendre sans effort une baignade dans la vie mentale de notre espèce. On pouvait se laisser doucement hypnotiser par les sortilèges du récit et du divertissement. Les vieilles personnes particulièrement, qui avaient tant lutté dans leur maturité contre l'intrusion du collectif dans leur vie privée, pouvaient trouver facilement remède à l'isolement et au désœuvrement. Les vieilles personnes font de grands efforts pour mener à bien leur vie quotidienne. La télévision leur offrait un bain de facilité, surtout depuis que le poste s'était rapproché du pouce, par la "zapette". Mais la télévision a changé : en redevenant filaire (mutation discernée par Umberto Eco il y a plus de vingt ans), elle est devenue difficile. La box se plante, l'image se casse la gueule, le décodeur ne voit plus les chaînes innombrables, le poste est obsolète, etc… Si chacun peut voir désormais partout la télévision de son pays, si le moindre zoophile pédophile peut propager sa haine depuis le fond de son désert, le désavantage est très grand pour les plus fatigués. Au lieu de se laisser tomber dans son fauteuil, on doit téléphoner pendant des heures et courir à la boutique, toujours petite, rare et lointaine. Pour un instant de divertissement, que de courses, de démarches, d'interactions pas forcément agréables avec des petits crétins paresseux, qui ne parlent plus que le langage de la planète Mars.

 

Extrait de mon journal personnel (26 décembre 2017) :
J'ai trouvé mon Église : en écoutant les sermons de l'Oratoire du Louvre, je me crois au Collège de France (ils me donnent l'impression de n'avoir jamais lu la Bible). Et toujours affleure la référence philosophique nécessaire : Arendt, Girard, même Lacan. J'apprends à rechanter les cantiques de mon enfance, même si j'ai toujours été un piètre chanteur (malgré les efforts louables de quelques charmantes mozartiennes). J'apprécie les rythmes gaillards des vieux psaumes de Marot, même écrasés par l'orgue, mais moins les mélismes mous du 19e siècle. Hier, pour le culte de Noël, remarquable prédication sur la salutation angélique. Si j'étais pasteur, j'aurais mis plus de couleur dans la scène : le désert, la nuit, les fauves qui se font entendre, les chiens qui grondent, etc. (l'époque où les bergers ne fumaient pas du shit en regardant la télé). Mais au moment où les cieux sont illuminés par les cohortes célestes, j'entends que le texte biblique de mon enfance a changé : on ne dit plus les "hommes de bonne volonté" (et pourtant, à l'Oratoire du Louvre, on dit encore "Ne nous soumets pas à la tentation". Dieu reste méchant, c'est bien). Je rentre, et je prends le texte : le génie de Bethléem, Saint Jérôme, et à l'origine de ce mot si romain et si inspirant : "bona voluntas". Le texte grec est plus grec (pour une fois) : il dit "eudoxia" (bien avisé). Dans son cloître, entourant les restes supposés de la Crèche, Jérôme a senti en Romain que les anges ne s'adressaient pas aux malins, mais aux forts, ceux qui peuvent vraiment apporter la Paix.

 

Extrait de mon journal personnel 28 décembre 2017) :
Mon inconscient semble regretter l'enseignement. Mercredi, je rêve que la Directrice du Gymnase de Morges me redonne des classes, mais que je ne peux m'y rendre, faute de trains dans la Gare de Lausanne. Cette nuit, c'est mon maître Jacques Mercanton lui-même, tout rajeuni, qui me reproche d'avoir abandonné le Gymnase. Nous sommes sur les tables froides de la très impersonnelle salle des maîtres. Il est même en train de corriger des dissertations (mon inconscient a beaucoup d'humour). Réminiscence des conférences de Nietzsche sur le Gymnase, où le vieux philosophe reproche à son disciple d'avoir abandonné l'enseignement ?

 

Extrait de mon journal personnel (31 décembre 2017) :
Un jour (il y a très longtemps), les livres commencèrent à remplacer les avions en plastique sur les rayonnages de ma chambre. Mon père m'offrit alors ma première bibliothèque "sérieuse" (elle attend sa résurrection, en pièces détachées, dans un garde-meuble). Puis l'étudiant construisit ses bibliothèques lui-même, pour étaler ses livres à ses propres yeux d'abord, trouvant du réconfort dans la vue de l'étendue de sa culture et de son savoir. Le professeur, lui, déposa partout dans l'appartement des "piles" (pauvre Sylviane) qui correspondaient à des cours donnés ou prévus, piles d'un mois, d'un semestre, d'une année de programme, etc. Le retraité, qui n'a plus l'obligation de se documenter, doit faire face à une marée de livres déposés par toute sa vie professionnelle, et réfléchit à un nouveau principe de conservation et de classement : ces livres sont-ils mes amis, ou pas... Ai-je envie de les inclure dans ma vie, ou pas ? Peuvent-ils entrer dans le cercle forcément restreint de l'amitié ? Cette question va m'occuper encore longtemps.

 

Extrait de mon journal personnel (10 janvier 2018) :
Le Déménagement est un grand démon, qui peut gouverner la lecture à un degré étonnant. Il peut dévoiler les trésors de pirates qui gisent ensevelis sous nos pieds. Ainsi, j'ai retrouvé tous mes petits volumes de Nabokov qui dormaient dans ma table de nuit, au moment de la vider. Cet auteur ne m'a jamais quitté, mais il a connu des éclipses. Lolita échappe aujourd'hui aux vagues de ressentiment, mais pour combien de temps ? Et pourtant, pas de portrait plus dur de la pédophilie. Nabokov aime tout ce qui possède des règles très fortes, susceptibles de développements subtils : poésie, échecs, tennis et boxe, papillons, nymphettes. Il déteste tout ce qui est énorme et informe : la psychanalyse, la révolution, Stendhal et Balzac, la femme, etc. Le goût des règles et de la régularité est le privilège de l'héritier, très tôt initié aux arts par son milieu. Et moi aussi, qui n'ai jamais hérité de rien d'autres que de mes études, je comprends bien cette attitude patricienne dans la culture. Mais je garde, par obligation sans doute, le sens et le goût de l'énorme et de l'informe.

 

Extrait de mon journal personnel (14 janvier 2018) :
Le féminisme faisait partie des "Hôtes de passage" (Malraux) de ma jeunesse. Écartelé entre Existence et Structure, il se partageait malaisément entre militance universaliste d'inspiration existentialiste ("Deuxième sexe") et différentialisme structuraliste (Lacan : "La femme n'est pas toute"). Ma jeunesse était marquée par la grande révolte contre le Père, et donc une certaine complaisance envers l'idée de Supériorité de la femme ("Avenir de l'homme"). Avec le recul, et les développements contemporains, on voit mieux à quel point le différentialisme a engendré un monstre : ce néo-féminisme aveugle à l'islamisme et au bien des femmes au nom du mythe de la Femme (voir l'intervention de Renée Fregosi ci-dessous. partagée par Béatrice Fracenon). Et ce n'est pas en tant qu'homme que je le dis, mais en tant qu'historien des idées, et universaliste. Je me reproche même d'avoir trop pensé en tant qu'homme, plutôt qu'en philosophe.

 

Extrait de mon journal personnel (15 janvier 2018) :

Toujours les deux féminismes, l'existentialiste et le structuraliste : le premier défend l'égalité de l'homme et de la femme à partir de la neutralité des structures existentiales de la conscience (l"être-au-monde"). Le second défend la supériorité de la femme sur l'homme sur la base de sa position symbolique (pas de Phallus). Dans l'existentialisme, on devient femme parce que la subjectivité originelle (la conscience, le "pour-soi") est indéterminée. Mais l'autorité de Simone de Beauvoir, et de sa formule, a été petit à petit doucement contournée, plus que contredite. Dans le structuralisme, on naît femme, c'est tout. Mais un tel différentialisme essentialiste ne peut en fin de compte que retomber dans le mythe, étant lui-même un bricolage de la "pensée sauvage". Il s'est donc développé sournoisement, à bas bruit, pendant cinquante ans, une véritable Gnose, qui présente le masculin comme uniformément mauvais (la matière) et le féminin comme toujours pur et bon, mais malheureux et prisonnier (l'Âme). Débusquer cette idéologie démentielle va demander beaucoup d'objectivité. Les Gender Studies vont devoir, comme toutes les sciences humaines d'ailleurs, choisir entre vérité et mensonge.

 

 

Extrait de mon journal personnel (20 janvier 2018) :
J'arrive à peine à écrire, tellement les mains me font mal (après la journée des grands formats dans ma bibliothèque d'art). Aussi loin que je remonte dans le passé, il y avait des beaux livres autour de moi, chez mes parents, chez mes maîtres. Les livres de Skira aux images collées sur les pages, les albums de la Guilde du Livre, puis ceux de Rencontre. La peinture espagnole, hollandaise, allemande, française. Rembrandt, Goya, Van Gogh, Picasso. Mais les livres d'art, en soixante ans ont bien changé, et même les catalogues d'expos : j'ai retrouvé, tombé d'on ne sait quel carton de déménagement, le petit catalogue de l'exposition des peintres vénitiens à Lausanne en 1946, que je confronte par jeu aux catalogues de la Fondation Vuitton ! La qualité de la photographie et de l'impression rend aujourd'hui étrange la lecture des plus beaux livres des années 1980. Nous aurons bientôt des livres d'art numériques (Paul Veyne s'y est déjà essayé). Et la loi des trois états des supports culturels sera ainsi parachevée, à l'image de la musique : chez la plupart de mes contemporains, les supports analogiques (disques vinyles) côtoient les supports digitaux (CD/DVD) et les supports numériques (iTunes, etc.). Sur ces trois phonothèques s'aligneront peut-être trois iconothèques parallèles, même s'il semble que l'étape digitale ait été balayée par le souffle de la révolution numérique. Mais ce qui manquera toujours aux nouveaux supports, c'est l'impression de durée et de sérénité qui se dégageait des livres de mes parents et de mes maîtres. Lorsque j'entrepris, il y a trente ans, d'écrire dans les magazines plutôt que de finir ma thèse, les beaux livres étaient peu considérés par la critique : vils "coffee table books", au service de la vanité et de l'ostentation. En fait, la plupart d'entre eux sont très soigneusement écrits (bien mieux que les romans à prix littéraires et à-valoir), et recueillent souvent l'expérience de toute une vie et d'une grande passion. Dans les beaux livres, j'ai toujours aimé l'énormité : on se sent rapetisser devant eux, expérience gullivérienne qui renvoie à l'enfance, où les livres étaient tous grands. A part le tour de force technique, la haute qualité de l'objet symbolise aussi la revanche de la Galaxie Gutenberg sur l'image, omniprésente et dansante sur tous les supports de notre quotidien. Pour opposer, comme Régis Debray, la noirceur de la lettre et la lumière de l'image, on peut voir dans les beaux livres une sorte de revanche de la lettre, capturant sa rivale dans sa matière solide et stable, comme les catalogues capturent dans leurs pages les heures passées à visiter des expositions, et nous restituent par là un peu de notre vie lointaine et oubliée dans la fascination de l'art.

 

Extrait de mon journal personnel (22 janvier 2018) :
Deux mois, jour pour jour, depuis l'arrivée à Paris. Le 22 novembre 2017, au matin, nous avons quitté Morges pour Paris, en passant par le Jura et Besançon (pour éviter le contournement de Genève) avec une quinzaine de sacs et valises dans la voiture, pour arriver à Paris dans l'après-midi. Hier, j'ai donc fini d'installer la "bibliothèque des arts" dans le salon. Contrecoup inévitable, journée "gliale" destinée à recharger les batteries : mains douloureuses, dos crispé, esprit mou et indécis, désordre du bureau, ressac des livres provoqué par les choix abrupts du classement. La nécessité de sacrifier une centaine d'ouvrages (pour ne pas condamner une porte, superstition des seuils sacrés) n'est pas mauvaise pour la qualité et la cohérence de l'ensemble. Critères : la beauté intrinsèque de l'objet, l'intérêt du texte de référence, les souvenirs de visites et d'expositions marquantes. La valeur purement documentaire d'un livre ne peut pas disparaître purement et simplement : même si je n'ai plus besoin de me documenter, n'ayant plus aucune intention de faire des cours, il subsiste forcément une sorte de superstition sur l'"utilité" d'un livre. Mais je compte sur le temps pour dissiper cette illusion : une bibliothèque se "jardine" chaque jour et, dans un espace fermé, les arrivées éventuelles autant que le regard quotidien provoquent forcément des remaniements, même importants.

 

Extrait de mon journal personnel (25 janvier 2018) :
J'ai toujours disposé mon bureau perpendiculairement à la fenêtre, pour pouvoir jeter un petit coup d'œil sur le monde extérieur, tout en travaillant. Je me souviens du préau du Collège de Montriond, avec la Colline au fond, sur laquelle les évêques romands proclamèrent la Paix de Dieu au tournant de l'an Mil (cette colline dont je voyais l'autre versant, depuis mon bureau de l'avenue de Cour). Je me souviens des roses qui grimpaient jusqu'à la fenêtre. Avenue Schnetzler, et du petit jardin de gravier où j'avais planté les iris de Vuillerens. Je me souviens du plus grand lac d'Europe, et de ma petite dunette de capitaine, avenue de Rumine. Puis la Grand'Rue de Morges, avec les piaillements des enfants et les rires des terrasses. Et voici, aujourd'hui. le Boulevard et ses klaxons furieux. Les immeubles bourgeois encadrent un petit hôtel particulier à trois étages, du temps où ce coin du 17e Arrondissement ressemblait à des villes comme Orléans ou Avignon.

 

Extrait de mon journal personnel (29 janvier) :
Il y a en France un symptôme Céline et un symptôme Maurras, et il n'est pas insignifiant qu'ils ressurgissent presque successivement, comme les deux phases de la psychose maniaco-dépressive. Céline, c'est la dépression issue de la boue des tranchées, le dégoût et la haine. Maurras, c'est la manie, et le mépris liquidateur de tout ce qui empêche la France de vivre encore aujourd'hui comme sous Louis XIV : les Anglais (la Manche : Montesquieu et Voltaire), les Allemands (le Rhin : Hugo et Michelet), les Suisses (Genève : Rousseau, Staël et Constant), et les juifs, bien sûr. Ainsi les deux phases des troubles français de l'humeur convergent-ils inévitablement vers l'antisémitisme. Mais comment convaincre les Français qu'ils ne méritent ni le dégoût ni le mépris, sentiments si commodes, si riches en bénéfices secondaires ? Céline répond au "bourrage de crâne" de la Grande Guerre, et Maurras au romantisme, fossoyeur du mythe du Grand Siècle. Mais comment mener son existence personnelle sans se référer à l'Histoire, pour le pire et pour le meilleur, quand on n'a connu ni la guerre ni la grandeur ? Le propre de toutes les psychoses est de s'appuyer sur le "retrait de la réalité" (Freud), et les "mauvaises" lectures et commémorations manifestent ce retrait. Pour ne pas vivre dans la réalité, lisons Céline et commémorons Maurras.

 

Extrait de mon journal personnel (22 février 2018) :
Je sais que je ne peux m’attirer que des (mauvais) coups à revenir encore sur la « Tribune des cent femmes » contre la dénonciation des abus masculins. Certaines des signataires, qui défendent d’abord la Libération sexuelle de leur jeunesse, ont été emportées par leur propos à dire des énormités (« Le droit d’importuner », « le regret de ne pas avoir été violée », « l’orgasme dans le viol », etc.). Il s’agit là de surenchères rhétoriques à la gauchiste d’antan, où par une affirmation inattendue, on peut « casser » l’adversaire stupéfait, et faire basculer la considération de l’auditoire. Mais cette rhétorique date beaucoup, et la mise en place de la « bien-pensance » médiatique exige aujourd’hui, au contraire, beaucoup de réserve et de modération. A ce sujet, une remarque de Rousseau m’est revenue en tête, du Second Discours, sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes : les bêtes féroces n’aiment pas s’attaquer entre elles. Bien sûr, je ne veux pas comparer les libertins à des bêtes féroces, mais la légende du libertinage a bien fait du « grand seigneur méchant homme » une sorte de chasseur, et la langue populaire un « dragueur ». Cynégétique et halieutique ont partagé largement leur imaginaire, et depuis longtemps, avec celui de la séduction. La prédation alimentaire, aujourd’hui si contestée, est spontanément venue métaphoriser la conquête sexuelle. Tous les faux naïfs et les vrais salauds ne manquent pas de venir nous rappeler la « douce violence » qui s’exerce inévitablement dans la transaction érotique : Andiam ! Ma remarque est donc peut-être parfaitement déplacée, mais j’ai remarqué que les libertins et libertines, eux aussi, « n’aiment pas s’attaquer » entre eux. Même attestée par la haute autorité des Liaisons dangereuses, cette petite vérité orpheline, qui court le monde sans être aperçue, m’amuse beaucoup : la séduction a besoin d’une « naïveté » (celle de la giovin principiante, ou de la prude) pour s’exercer complètement. Ce décalage dans la naissance du désir ne présuppose la garantie d’aucun « droit d’importuner », bien sûr. La « Tribune des cent femmes » est donc encore un monument tardif de cette étrange époque, dont nous allons fêter le cinquantenaire, et qui associait toujours à tout l’excès rhétorique comme une violence substitutive à une révolution absente. La « Libération sexuelle » était un slogan, bien plus destiné à scandaliser qu’à rechercher le plaisir. La liberté sexuelle, elle, échappe au temps et à l’espace. C’est ce qui fait son charme secret, orphelin.

 

Extrait de mon journal personnel (25 février 2018) :
Cathédrales : comment a-t-on pu croire et dire que les cathédrales constituent des totalités parfaites ? Je ne vois en elles que les accidents, les repentirs, les retards, les reprises, les abandons, les restaurations plus ou moins ratées. La grandeur de l’art gothique, bien semblable en cela à la nature, en effet, ne se montre que dans les détails. Le temple grec, même foudroyé, se réfère toujours à sa totalité. Mais le martyre des cathédrales (Reims, en particulier) a transformé ces monuments étranges des vieux âges en symbole patriotique. Pour les romantiques, le gothique, c’était la Nature, mais maintenant, c’est la France. Or le gothique est partout en Europe, même s’il est bien originaire de Saint-Denis. Il faudrait donc revenir, comme Ruskin, à l’artisan de cette « Bible des pauvres », ce qui ne veut pas dire un programme édifiant qui n’a jamais existé, mais l’écho naïf et amusant de la grande prédication chrétienne des Ordres mendiants. Pour moi, dont toute la vie s’est passée aux pieds d’une cathédrale (qui n’a jamais été française), dans le deuil d’une Vierge noire qui a dû finir un jour dans la cheminée d’un Bernois (j’espère qu’elle a bien craqué en brûlant, effrayant la soldatesque), la cathédrale représente un grand poids de souvenirs et d’amour. Mais pas en tant en ce qu’elle représente de symbolique, mais en tant que mémoire abandonnée aux injures du temps, splendeur en voie de dissipation. La cathédrale ne s’associe nullement pour moi à la théologie, même si elle en contient d’évidence toutes les leçons, ni même à l’alchimie, dont elle est le livre muet. Non, elle s’associe aux passions de tous les vivants qui ont, comme moi, cheminé sous son ombre massive.

 

Extrait de mon journal personnel (28 février 2018) :
Hier, au Collège de France, dans le cadre du colloque de Pierre Rosanvallon sur « La démocratie à l’âge de la post-vérité », conférence du Professeur Serge Haroche, Prix Nobel de Physique, sur la science « confrontée au relativisme ». La science moderne est d’abord le produit du doute hyperbolique, remettant en question les certitudes sensorielles les mieux établies : la course du soleil autour de la terre, la conception horlogère du temps, la causalité chez les particules subatomiques, la nécessité d’une Intelligence dans l’évolution des espèces, sans parler de la dérive des continents et du climat de la Terre. Tous ces ébranlements de la perception par des révolutions conceptuelles sont autant de dessaisissements du principe de la subjectivité « transcendantale » : ce monde dans lequel je vis, me levant et me couchant comme le Soleil, reste le même (« La Terre ne se meut pas », dit Husserl), mais il n’est plus celui de ma technique : satellites, avions, voitures, ordinateurs, téléphones, sans parler des appareils de mesure et d’action microscopiques ou même subatomiques (bosons, ondes gravitationnelles, etc.) ne vivent pas dans le même monde que moi. En tant que telles, ces révolutions conceptuelles ne sont pas déterminées culturellement : elles se sont même produites contre la culture occidentale, et la résistance de la philosophie fut au moins aussi considérable que celle de la religion. Et pourtant, elles ont bien un état civil, l’Occident, prématurément libéré par la cassure du christianisme et le morcèlement du pouvoir. C’est cette origine occidentale, même parfaitement contingente puisque la majorité des Occidentaux ne comprend pas les principes qui animent ses machines les plus familières, qui expose aujourd’hui le Doute vainqueur aux morsures du Soupçon. Le retour de la grande inégalité, trait dominant de notre époque, a brisé le contrat de confiance qui liait les « uneducated people » aux « élites », en les supposant capables de générosité et de désintéressement. En principe, l’école aurait dû faire partager la connaissance à tous. Mais l’école déteste le Doute, et sa manière autoritaire de présenter l’étrangeté de la science, l’incapacité à traduire les grandes intuitions modernes en culture, ont amené de fortes minorités de déshérités de l’école à se défier des vérités inaccessibles, même par l’usage débridé des moyens techniques qu’elles avaient rendus possibles. Nous voyons même le Soupçon instrumentalisé dans la compétition des cultures et du marché des croyances. L’islamiste, du fond de son désert, buvant son urine de chameau suivant le bon conseil du Prophète, par le moyen du téléphone et de l’internet, peut répandre le climato-scepticisme, le créationnisme, la « Terre plate », etc. Et, ensuite, un violeur charismatique vient atterrir devant des foules de barbus et de voilées, qui pensent tous que l’homme n’est pas allé sur la Lune, parce que c’est un Américain.

 

Extrait de mon journal personnel (7 mars 2018) :
Hier soir à l'Oratoire du Louvre pour une excellente conférence de Denis Guenoun sur Paul Tillich, que je n'ai pas lu mais dont j'avais entendu parler, lors de mes lointaines études à Lausanne. Je me suis rendu compte, en entendant la présentation de Denis Guenoun, à quel point cette théologie existentialiste avait dû plaire à mes vieux maîtres. Elle leur permettait de prendre distance avec les barthiens qui niaient l'Homme et la culture (dont je me souviens comme de gens désagréables, très avides de pouvoirs et d'honneurs), sans "retomber" dans le libéralisme hégélien de leurs grands-parents (qui, à moi, me plaisait bien, mais j'y reviendrai). Ainsi J.-Claude Piguet s'interrogeait-il sur la musique sacrée, en essayant de distinguer mais sans jamais opposer sacralité et musicalité, sur la "frontière" entre théologie et esthétique. Mais pour ma génération, cette angoissante "frontière" était bien dépassée : le Signifiant allait tout régler ! Dieu n'était plus qu'une fonction dans un système sémiotique, et pas forcément le Nom-du-Père d'ailleurs. La problématique de la Foi, l'angoisse d'Abraham, ne se posait plus : c'était un mythe comme un autre, qu'Eliade et Jung se chargeraient d'intégrer au symbolisme ou à l'inconscient. Toute ma vie, j'ai ainsi côtoyé les religions avec affection, sans m'aveugler sur la dangerosité morale et politique de leurs résurgences, mais toujours charmé de la puissance de leur fantaisie.

 

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