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Philosophie au jour le jour

La chute du jugement moral

Publié le 20 Octobre 2013 par Christophe Calame

La chute du jugement moral

(EN MARGE DU 20e CONGRES DE LA SOCIÉTÉ D'ÉTUDES KANTIENNES DE LANGUE FRANÇAISE, SALVADOR DE BAHIA 2013)

Pouvoir conduire sa vie avec assurance : dans les pages fort abstraites, voire abstruses, de La critique de la raison pratique se trouverait validée l'une des plus grandes promesses de la modernité, celle du Discours de la méthode lui-même. Promesse tenue ? On en discute, mais le retentissement de l'ouvrage, depuis sa première publication en 1784, ne peut que retenir l'attention. On avait construit sur l'impératif catégorique toute la morale de la République, et même la crise de la civilisation européenne semble épargner Kant, voire même exiger son retour en force.

La critique de la raison pure proposait une table des jugements possible, dans l'analytique transcendantale, et de cette table déduisait une table des catégories délimitant toute connaissance possible. Wittgenstein, qui disait que les limites de mon langage sont les limites de mon monde, renversait en fait la table des catégories de Kant que l'on peut résumer en disant que les limites de la connaissance sont les limites du langage sérieux, le reste étant purement spéculatif. Kant se refusait cependant à penser que les limites du langage sérieux sont les limites du monde. Même indéterminée, la "chose en soi", hors de tout langage, était une hypothèse indispensable de la raison. Cela montre que Kant est bien, dans l'histoire de la philosophie, placé à une position de charnière : il est à la fois le plus critique des "Aufklärer" et le premier romantique allemand.

Pour conduire sa vie avec assurance, il suffit de suivre la raison qui présente à la conscience des lois morales catégoriques, telle que l'universalité des maximes de l'action (ne faire que ce que tout le monde pourrait faire sans contradiction : s'abstenir de tuer, de voler, de mentir, etc), et toujours considérer l'être humain comme une fin et non comme un moyen. Mais comme le faisait remarquer Lacan, de telles situations morales sont très rares dans la vie d'un individu, et elles ont même quelque chose d'extrême. La loi morale ne nous guide pas au quotidien, mais elle répond parfaitement aux plus grands choix de l'existence.

On voudrait montrer ici que l'immédiateté de la loi morale a cependant un prix : la chute du jugement moral. En effet, il est impossible de savoir si les autres êtres humains agissent vraiment par devoir, et non seulement selon les apparences du devoir. La boulangère qui rend exactement la monnaie à l'enfant que ne sait pas compter n'est-elle pas d'abord soucieuse de sa réputation. Le quidam qui aide l'aveugle à traverser la rue ne le fait-il pas pour se faire admirer ? Depuis La Rochefoucauld, on sait que l’héroïsme est souvent involontaire et que le pays de l'amour-propre est plus vaste qu'on ne l'imaginait.

La critique de la raison pure partait d'une table des jugements pour proposer une table des catégories de la connaissance. Dans La critique de la raison pratique, la table des catégories n'est précédée d'aucune table des jugements, puisque nous ne saurons jamais si les autres font vraiment leur devoir, agissent exclusivement par devoir. Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, Kant parle du misanthrope bienfaisant, comme d'une figure supérieure au point de vue moral au philanthrope bienfaisant. De même, le désespéré qui ne se suicide pas est une figure moralement supérieure à l'homme qui ne se suicide pas parce qu'il aime la vie ! Paradoxes de la modernité.

Pour les Anciens, le jugement moral était non seulement possible, mais il était le centre de l'existence humaine : une des quatre vertus cardinales, la justice, était même définie comme la capacité à reconnaître les vices et les vertus des autres : l'injustice consiste autant à ignorer la vertu qu'à ne pas punir le vice. L'injustice des Athéniens envers Socrate, c'est d'abord le déni de ses vertus uniques, l'ironie et le questionnement. On peut donc juger les Athéniens parce qu'ils ont méjugé de Socrate.

Avant les Romains et leur droit (qui est resté optionnel même sous l'Empire), personne n'était jugé sur des faits ou des intentions. Un tribunal civique juge toujours l'homme dans son ensemble. Pour les Anciens, trois châtiments existent : le rire, le bannissement et la mort. Le coupable est exclu du cercle des amis par le rire, il est exclu du cercle des citoyens par l'ostracisme (procédure rare) ou du cercle des vivants par la mort. Au fond la forme du jugement prémoderne, c'est : tu n'as pas ta place dans cette maison, tu n'as pas ta place dans cette cité, tu n'as pas ta place dans ce monde.

Quand l'Aréopage d'Athènes disculpe Oreste, il reconnaît qu'il a fallu de la vertu pour tuer sa mère, et que les Euménides sont injustes. Or, la lecture de La critique de la raison pratique pourrait bien déposséder l'homme "éclairé" et moderne de tout pouvoir de jugement moral, et par conséquent expliquer cette situation dans laquelle nous pouvons nous trouver parfois de "ne plus savoir que penser" d'une situation familière. Bien sûr, de nombreux jugements moraux, plus ou moins motivés, sont encore exprimés chaque jour dans les familles, les médias et même les cours de justice, à la manière du jugement antique, malgré l'expérience proprement moderne, peut-être encore minoritaire, mais certainement émergente.

Si le rire est le propre de l'homme, la comédie en est la représentation littéraire la plus explicitement spécialisée. On sait que toute comédie classique doit se conclure par un mariage. Le genre prescrit, dans sa distribution des rôles, la mise en scène du conflit des générations : les jeunes ont un droit "naturel" à connaître l'amour, et les vieux qui les en empêchent doivent être punis par le rire. Avec Beaumarchais naît la comédie du divorce, complément de la comédie du mariage. Alors que l'enfant s'endort sur la conclusion du conte ("Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants"), l'adulte se réveille et exige un compte-rendu véritablement romanesque : et après ?

Le Mariage de Figaro nous présente précisément, deux après le mariage final du Barbier de Séville, l'état du couple des maîtres : le comte veut faire usage de son droit de cuissage sur Suzanne, et la comtesse défaille devant la déclaration de Chérubin. La comédie du divorce peut commencer : elle représente l'envers du conte et raconte comment les adultes poursuivent leur quête amoureuse. Stanley Cavell dans The Poursuit of Happiness a étudié soigneusement les comédies de remariage pour montrer que le mariage a reçu, dans l'art hollywoodien qui est pour lui le témoin inconscient de la vraie philosophie américaine, le perfectionnisme moral emersonien, une "seconde" chance, de même que l'Amérique est la "seconde chance" du genre humain. Mais le remariage (avec la même personne) n'est pas le seul dénouement possible de la comédie du divorce. On va voir que la "seconde" chance peut être une autre femme.

Pour exemple, je prendrai un petit film très récent qui remplit toutes les conditions de la "cinéphilosophie" au sens d'Ollivier Pourriol : ce petit film, Le grand méchant loup est une comédie commerciale sortie récemment, en été 2013, avec des acteurs très connus du public (Benoît Pooleverde et Kad Merah). Voici ce qu'en écrivent Les Inrockutibles, le magazine des gens qui se croient jeunes : "Cette mécanique de l’apologue semble de prime abord fonctionner, et même conférer au film un cadre semi-fantastique (la ronde des destins balisée par un conte pour enfants) assez original. Ce n’est en fait qu’un rideau de fumée venu masquer une intention générale complètement bidon, qui volète un tout petit peu au-dessus du produit de base de la comédie romantique quadra, et échoue platement quand il s’agit de faire rire". Ce film n'a donc aucune prétention philosophique propre et ne saurait devenir le support d'une investigation critique à la Stanley Cavell. C'est donc dans la mesure où ce film est sans prétention, et même un peu bête, qu'il peut illustrer un argument philosophique, si on se donne pour expérience de pensée de le prendre au sérieux.

On ne sait d'où provient le conte des trois petits cochons et du grand méchant loup : Walt Disney a tant brassé les cultures et les contes que tout a fini par lui appartenir. Ses dessins animés constituent un écran efficace devant l'origine de ces récits, souvent sans fond. Je rappelle que le premier petit cochon construit sa maison en paille pour ne pas avoir trop de travail, et que le loup en soufflant la disperse facilement. Le premier petit cochon se réfugie alors chez son frère, qui a construit sa maison en bois, mais le loup en soufflant plus fort, finit par la disperser aussi. Les deux frères se réfugient alors chez leur frère, qui avait fait l'effort de construire sa maison en pierre, et contre laquelle le loup en soufflant ne peut rien. La moralité du conte est qu'il faut être prudent, au sens antique du mot cad "penser avant d'agir", et qu'il faut faire beaucoup d'efforts pour pouvoir résister à l'adversité. Les deux frères, qui ont manqué de prudence en se simplifiant la vie, en sont punis par le rire qui accable leur fuite pathétique. Mais le conte amène l'enfant au sommeil (c'est toute sa fonction) en lui montrant combien est solide la maison familiale et combien prudents ses parents.

Dans le film Le grand méchant loup, trois frères assistent à l'agonie de leur mère, image de la moralité traditionnelle, et semblent redécouvrir la vie (= l'amour) à leur manière. Le premier frère, heureusement marié, tombe par hasard sur une jeune actrice qui veut coucher dans le lit du roi (fantasme français). Ce premier frère, qui est intendant du château de Versailles, connaît donc une passion torride sur fond de décor royal. Sa femme, qui est tout sauf bête n'est pas dupe de ses mensonges et le met à la porte. Ainsi est soufflée la maison de paille (on suspend l'interprétation philosophique sur la nature du grand méchant loup pour l'instant). Les Anciens auraient trouvé ridicule le premier frère et l'auraient sans doute accusé d"intempérance" (la notion s'emploie encore, en langage de police, pour l'abus d'alcool ou de nourriture, plus que de sexe). Ses rodomontades sexuelles et ses mensonges puérils l'auraient banni des banquets, et même de l'agora. Les modernes sont plus partagés (comme les Inrockuptibles) : est-il mal de connaître le bonheur en dehors du cadre familial ? La réponse est donnée tous les jours autour de nous, et le jugement moral qui frappe encore l'adultère, à cause du mensonge, tombe devant la rupture. Lorsque le premier frère, à la fin du film, revient à sa famille, on fait silence sur cet épisode peu glorieux, mais c'est parce qu'on ne sait qu'en penser.

Le deuxième frère est marié à une femme autoritaire et probablement frigide. Sa vie conjugale, sans enfants, est marquée par les phobies et les obsessions de son épouse. Elle est bien loin de la "merry conversation" par laquelle Milton définissait le mariage. Le deuxième frère rencontre une femme, également mal mariée, lors d'une thérapie familiale de groupe, et quitte sa femme pour se réfugier également chez son grand frère, qui représente ainsi la maison de pierre, refuge des deux premiers petits cochons. À la fin du film, ce deuxième frère s'est remarié à sa nouvelle femme qui l'aime et se trouve enceinte. Les Anciens (et même Shakepeare) auraient trouvé faible et ridicule cet homme qui ne sait pas s'imposer à sa femme et se laisse séduire par une autre. Les modernes subissent rupture et remariage sans pouvoir vraiment juger les acteurs de ces gestes devenus presque fréquents. C'est là que la chute du jugement moral est la plus évidente : tant qu'ils sont heureux, c'est leurs affaires. L'amour est un grand marché où la concurrence est légale et les promesses sans valeur. D'ailleurs, même les dieux antiques, dans ce domaine, ne les recevaient pas !

Le troisième frère, comme vont le découvrir les deux autres, n'a pas moins construit sa vie sur le mensonge : sous prétexte de faire courir le chien, il s'en va rejoindre son voisin avec lequel il entretient une vieille liaison homosexuelle, avant de rejoindre sa nouvelle voisine qui lui fait des propositions engageantes. Nullement dupe, sa femme écrase un premier chien avec sa voiture, et tente par un habile coup de volant, de faire de même pour le second, qui n'est que blessé à la patte. "C'est triste, un chien qui ne court pas" se plaint le troisième frère dans le mot de la fin. On apprend ainsi que la maison de pierre ne résiste à la crise que par la solidité de ses mensonges, et l'ensemble des intérêts qui cimentent la coexistence conjugale. Les Anciens, qui ne condamnaient l'adultère qu'avec des femmes mariées, auraient trouvé ridicules les mensonges du troisième frère. Un mâle dominant devait assumer franchement tous ses désirs et ne pas manquer de courage au point de s'en cacher. Quant à sa femme, si elle se révolte contre la situation, elle doit le faire ouvertement et se retirer chez ses parents, plutôt que de s'en prendre au chien. Une telle morale n'est plus la nôtre, mais je crois que nous sommes, devant les mensonges de pierre du troisième frère, moins dépourvus qu'il n'y paraît.

Lorsque Kant évoque, dans La citique de la raison pratique le sentiment du respect (il ne parle pas de mépris, c'est moi qui vais ajouter ce corollaire nécessaire), il évoque non un jugement, mais un sentiment rationnel, nullement pathétique ou affectif, fondé sur l'idée du devoir. Autant on respecte, mais c'est un sentiment et non un jugement, l'homme qui prend des risques pour ne pas mentir, autant on méprise l'homme qui ment. Respect et mépris sont aujourd'hui des valeurs partout revendiquées mal très définies. Les Lumières ont défini le "respect" des libertés fondamentales et des droits attachés à la condition humaine. Ce respect est dû à chacun, indépendamment de ses actes et de ses positions, et même, selon la formule célèbre, "aux ennemis de la liberté". Un auteur comme Fukuyama au contraire, voit dans l'exigence de respect et la colère devant le mépris un affect ("thymique") au sens de Platon, et le véritable moteur de l'histoire, qui s'arrêtera lorsque tous les droits de chacun seront reconnus.

Lorsque Kant évoque le respect, il le fait porter sur l'attitude de l'homme qui place au-dessus de tout la loi morale, et peut aller jusqu'à se sacrifier pour son devoir d'être humain. Même s'il est difficile, voire impossible, de juger le troisième frère, le sentiment de malaise qu'il laisse à ses deux frères cadets est partagé par le spectateur : nous ne pouvons aimer cet homme, dont les mensonges sont trop solides pour tomber. Après tous les discours vertueux dont il accable ses frères, la découverte de sa véritable vie l'exclut cependant complètement du respect. Sans aller jusqu'au mépris, nous ne pouvons l'aimer. Cela prouve que le vieux Kant, avec ses longues périodes tortueuses, avec sa vie confinée et marginale, est bien le philosophe de la morale moderne.

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