Alcibiade le Grand

En 416, l’année du Banquet, la péninsule italienne était divisée, comme la Gaule de César, en trois parties : d’abord l’Étrurie où survivait la culture minoenne tardive (hypothèse de Braudel) ; ensuite la Grande Grèce, une poussière de cités où l’on avait inventé le Nombre, l’Être et le Verbe (le dévoilement et l’abritement) ; enfin la Sicile, avec ses grandes villes, ses moissons opulentes et ses tyrans légendaires.

En 416, Rome était un imperceptible gué sur le Tibre, et Carthage un relais des réseaux phéniciens. Pour dominer le monde méditerranéen, la seule partie du monde éclairée par l’Histoire, Athènes fit le choix stratégique d’envahir la Sicile, pour se procurer le blé qui lui manquait et se passer du commerce asiatique. Si l’expédition de Syracuse avait réussi, les tyrannies auraient été remplacées par des démocraties, la Grande Grèce serait entrée dans la Ligue de Délos, et les routes de l’Espagne et de la Gaule, sécurisées et banalisées, auraient permis d’oublier le Péloponnèse hostile et revêche, et de laisser pourrir Sparte dans son isolement continental.

Par l’exercice délicieux de l’uchronie, nous pouvons supposer Alcibiade à Syracuse, en possession de la Sicile, devenir le César de ce temps et donner son nom en titre, vingt siècles plus tard, à des lointains monarques germaniques ou slaves. En regard, la conquête inutile et impossible de l’Orient par Alexandre le Grand n’aurait été qu’une péripétie d’un cavalier macédonien, impulsif et mal inspiré.

Les diasporas grecques de Syrie et d’Égypte, qui exhalent sous nos yeux leurs derniers soupirs de chrétiens d’Orient, auraient peuplé Nice, Fréjus, Marseille, Montpellier et Narbonne avec trois siècles d’avance, provoquant l’alcoolisation au vin de la Germanie, après la Gaule. Rome serait restée un petit poste frontière du royaume étrusque sur le Tibre, et Carthage un relais maritime vers l’intérieur de l’Afrique, cultivée intensément avec au moins trois siècles d’avance.

Alcibiade ne serait pas rentré à Athènes. Il aurait, le premier, aperçu les rivages de l’Atlantique en Bretagne et en Novempopulanie. Le premier, il aurait fixé sur le Rhin la frontière du blé et de la vigne, en négociant avec les chefs aux cheveux pleins de beurre et aux "grosses femmes jaunes" (Tite-Live). Ayant fondé Lyon, Paris et Londres, il serait revenu à Syracuse, capitale de l’Empire grec tyrrhénien, pour y recueillir Socrate et le petit Platon, un jeune boxeur et tragédien de talent, imitateur remarquable des philosophes de son temps, mais toujours convaincu que les philosophes doivent gouverner le monde.

Mais tout ceci est resté du domaine de l’uchronie, car Alcibiade fut ramené à la réalité par un procès en sacrilège intenté par un sycophante athénien. Le tribunal populaire, pour savoir si Alcibiade travesti avait vraiment espionné les cérémonies féminines, le rappela du commandement de la flotte pour comparaître. Alcibiade s’enfuit à Sparte, puis à Sardes, auprès du satrape, revint à Athènes où il retrouva une majorité, puis fut assassiné en Asie Mineure, sur la côte et dans les bras d’une femme, non sans être revenu à Athènes pour un bref retour en grâce. Ayant trahi tout le monde, il devint le paradigme du vice et de la faiblesse.

In such a night, Alcibiade… l’amour que tu proposais de façon si innocente à Socrate (Socrate, est-ce que tu dors…) et qui fut si mal reçu, pour donner à la postérité indifférente un « exemple inimitable de vertu » (cf La Princesse de Clèves), sans parler de cette expression idiote d’ « amour platonique », cet échange de la beauté contre une thérapie, comme l’expliquait Socrate au jeune Phèdre, cet amour qui t’aurait sauvé de toi-même et permis l’édification de l’Empire grec dans la très humaine Méditerranée occidentale, plutôt que dans les populeuses cités de briques de l’Orient, les sables de la Perse et les jungles indifférentes de l’Indus, cet amour salvateur te fut-il refusé par la philosophie ?

Lausanne, le 11 février 2012.