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Philosophie au jour le jour

La question du sens de la vie

Publié le 18 Octobre 2018 par Christophe Calame

Villa Adriana, Tivoli, octobre 2018.

Villa Adriana, Tivoli, octobre 2018.

Hannah Arendt oppose la nature cyclique à la vie linéaire, fuyant dans le temps de la naissance vers la mort. Elle associe à la nature toujours recommencée le travail, lui aussi dévoré par le temps. Contre Marx, elle réhabilite la politique, l’action en commun, comme seule digne de la vie humaine, qui prolonge les grandes aventures dans la mémoire et l’Histoire. Mais nous savons que la nature n’est pas cyclique : l’univers s’étend, les galaxies s’éloignent, le soleil vieillit, la terre se réchauffe, les continents dérivent, les espèces évoluent, et l’homme n’est pas seul à mourir, dans le temps linéaire de sa courte vie. Mais, entre les millions d’années de vie des étoiles et ces brèves réflexions sur la Terre, le décalage est suffisant pour engendrer une terrible interrogation : pourquoi faut-il mourir si vite ? Quel est le sens de ce bref moment, cette « clairière » de l’existence dans la forêt obscure de l’Être.

Au centre d’un groupe de chasseurs-cueilleurs, comme les Nambikwara décrits par Claude Lévi-Strauss, se tient le Chef : malin, observateur, énergique, il est chargé de chasser pour les autres, et de présider aux déplacements du groupe. Le chef représente la Réalité, et il est dédommagé par le groupe de tous ses efforts en prestations sexuelles, fournies par quelques jeunes filles qui chassent avec lui. Mais aux côtés du Chef, représentant de la Réalité, se tient le Chaman qui est le représentant de l’Imaginaire, des rêves, des productions bizarres de l’esprit humain, et des maladies qui n’en sont qu’une catégorie particulière. Cette dualité est très intéressante : le cerveau humain ne peut se consacrer à la fois au monde environnant et à lui-même. Tandis que le Chef doit tout savoir de la nature et du groupe en survie, le Chaman doit faire des liens entre les phénomènes et les forces secrètes inapparentes. Cette quête du sens se tisse dans les contes, les mythes, les généalogies, mais aussi dans la transe, la rencontre avec les esprits, les animaux qui n’existent pas (blancs, en général), les visions sur les parois des cavernes, le délire des malades.

La Réalité est pleine de dangers, mais elle apporte nourriture et plaisirs. L’Imaginaire n’est pas moins dangereux : le C­­­­­­­haman a besoin d’alliés puissants pour s’y retrouver. Ces présences invisibles qui l’entourent et dont il se fait des alliés et des amis se retrouvent d’ailleurs aujourd’hui dans les auteurs qui peuplent les bibliothèques, et que l’intellectuel invoque pour mettre de l’ordre dans son esprit. Car si le Chef a fait des progrès dans l’investigation systématique de la Réalité, allant jusque sur la Lune et fissurant l’atome, le Chaman n’en a pas moins progressé de son côté puisqu’il a inventé la Raison, ce produit ultime de l’Imagination qui permet la différenciation de la conscience, et la critique des mythes qui la guidaient jusque là. On s’étonnera peut-être que je ne fasse pas sortir la Raison de la Réalité, mais je rappelle que même les empiristes les plus résolus ont dû faire reposer la Raison sur l’Imagination (Hume). Et les fondateurs les plus résolus de la Modernité ont réclamé des mythes nouveaux pour porter la rupture anthropocentrique (l’Utopie, l’Atlantique, la Révolution). Descartes, à la fin de ses Méditations, est très embarrassé pour distinguer le rêve de la réalité et s’en remet à des critères accidentels (durée, cohérence). Et Kant fait reposer toute l’ontologie sur l’Imagination transcendantale. Et le pire réductionnisme matérialiste a beau sautiller aux basques de l’idéalisme, il ne peut faire que le cerveau ne soit d’abord une représentation

La connaissance du Monde et celle de son sens semblent ainsi se dissocier fondamentalement. Le Monde séparé de son sens menace même de le perdre tout à fait : c’est le sentiment de l’Absurde sur lequel je reviendrai. Certes le monde magique fourmille des sorts, de charmes, de fées, de Parques même, qui trament les destinées des hommes, des bêtes et des choses. Et la tragédie élèvera l’intervention des dieux pour écraser l’homme à la hauteur de la terreur et de la pitié. Ni les Destins ni les destinées n’ont vraiment de sens. L’homme expérimente au contraire l’injustice et la tromperie du surnaturel. À la régularité circulaire de la Nature s’oppose la linéarité de la Vie, poussée par le Temps qui avance. Or cette progression irrésistible, qui se heurte nécessairement à la mort, pose une question qui ne peut trouver de réponse dans la Nature. Et si le monde magique n’est pas celui du sens de la vie, c’est que cette notion de sens ne prend son sens que donné que par l’une des trois grandes idées métaphysiques : le Monde, Dieu et l’Homme (= L’ensemble des éléments, l’élément nécessaire et l’élément libre).­ Le plus évident, et peut-être même à l’origine même de toute la problématique, c’est le sens divin extrinsèque au Monde. Dans la religion, le créateur du Monde a parlé à l’homme et lui a donné aussi bien ses lois transcendantes que le libre-arbitre (problématique éminemment théologique : l’homme est libre devant Dieu d’abord). Le premier sens de la vie consiste donc à écouter Dieu et à lui obéir. Mais on voit aussi le paganisme réagir en résorbant le divin dans le Monde (et d’ailleurs le Monde dans l’âme, ce qui prépare la détermination anthropologique).

L’Homme peut-il donner un sens à sa vie ? Selon l’existentialisme, il le peut et il le doit. Il est même le seul à pouvoir donner un sens à ses actes, au moins dans un premier temps, car les autres vont vite le rattraper et Sartre sera de plus en plus modeste face aux lourdes déterminations de la facticité et la sérialité. Mais enfin : « L’homme peut toujours faire quelque chose de ce que les autres ont fait de lui », dira-t-il en conclusion. Et c’est ainsi que Sartre est devenu le grand Chaman de notre temps, le plus grand contempteur de la réalité. Avec sa mère mutique et son père mort à la guerre, Albert Camus répondra au grand Chaman par le Mythe de Sisyphe : non, l’homme ne peut pas donner un sens à sa vie, mais ce n’est peut-être pas si nécessaire pour être heureux. La grandeur, la beauté, la générosité du monde ensoleillé se suffisent à eux-mêmes, surtout face au totalitarisme. Car, en effet, le Monde n’a pas dit son dernier mot : Weltgeschichte, Weltgericht, Weltgeist viennent balayer tous les scrupules de la Belle âme, entraînant l’homme seul vers le Royaume de l’Esprit où se constitue dans l’Histoire l’absolu de l’Esprit par les étapes de l’Art, de la Religion et de la Politique. Le Monde a retrouvé son Esprit, et c’est même l’Absolu qui se présente dans le processus de sa réalisation. Hegel en a conclu justement que l’art « ne met plus personne à genoux », que Dieu était mort, et que l’Histoire était finie, suscitant la protestation de Nietzsche au nom de l’Art, de Kierkegaard au nom de Dieu, et de Marx au nom de l’Histoire. Mais ni le surhomme, ni le chrétien, ni le prolétaire ne tirent d’eux-mêmes le sens de leur vie. Le Monde aurait-il gagné en définitive la course métaphysique à la prédominance sur le sens de la vie ?

Notre présent est donc privé de sens, et c’est pourquoi fourmillent les mages du développement personnel, qui nous proposent le réenchantement de nous-mêmes. Le sentiment de l’Absurde se traite au Prozac, et la tristesse doit se cacher dans la fête apparente de la consommation compulsive. Devant toute l’histoire de la Philosophie, qui lui propose trop de perspectives, l’homme doit d’abord faire un « pas de côté ».

 

 

(Pour le café philosophique du pays de Fayence, animé par Bernard Millereux)

 

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