Hier après-midi, par une radieuse journée, colloque du Cercle Ferdinand Buisson au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice, cher à Paul Valéry dans les années 30. Au programme, Islam et laïcité (on devrait écrire : « islam » car il s’agit de la religion et non de la civilisation, seule porteuse légitime de la majuscule). Mauvais départ : M. Clément Stora, dans une caricature de leçon de philosophie, reprend le thème usé jusqu’à la corde de la sortie de la Selbstverschuldeten Unmündigkeit de Kant (que l’on pourrait traduire par « coupable immaturité »), la définition des Lumières dans le célèbre article de 1784, Was ist Aufklärung ? Mauvais départ car, en se faisant une idée absolue de la liberté de conscience, il place son interlocuteur dans l’impossibilité absolue de reconnaître une religion quelconque, sous peine d’être considéré comme un « mineur immature », face à l’adulte parfait et purement rationnel qu’est le professeur. En effet, toute religion est une tutelle, qui impose des obligations relevant de l’imaginaire ou du symbolique, et par conséquent irrationnelles. Si on peut consentir librement à cette tutelle, et faire de ses obligations ses propres maximes, il n’en reste pas moins qu’elles ne sont pas et ne pourront jamais être tirées de la raison pure. On sait que les Lumières ont déplacé Dieu du Ciel, où il s’ennuyait fort en attendant la fin du monde, pour le replacer dans la Morale (à titre de postulat) et surtout dans la Nature (panthéisme). Mais M. Clément Stora ne va pas si loin et, ne faisant pas de la laïcité ce qu’elle est, un principe de politique, il se retrouve dans la position du « bouffeur de curé », dont il faut tout faire pour distinguer la laïcité. C’est un grand problème en effet : si la laïcité est faite pour faire vivre ensemble croyant et incroyants, ces derniers ne peuvent commencer par traiter les interlocuteurs de « mineurs immatures ». Il faut admettre a priori la légitimité de la religion en tant que réalité humaine et sociale, reconnaître qu’on peut être à la fois adulte et religieux, pour établir les règles de coexistence qui enlèvent à la religion son dard, et la rendent inoffensive pour l’humanité.
Or, me semble-t-il, l’humanité ne semble pas aimer les religions « sages » et « tendres ». La pente des religions tend presque naturellement à la violence : le catholicisme tend à l’intégrisme, le protestantisme tend à l’évangélisme, le judaïsme aux débordements nationalistes et, bien sûr, l’islam à l’islamisme. D’où la grande tentation, en France, d’abandonner la distinction entre islam et islamisme, et de glisser ainsi vers le nationalisme et le racisme, en faisant de la République qui a toujours eu une vocation universelle, une particularité française. Je dirais même que cette précieuse distinction entre islam et islamisme est tout ce qui conserve le discours politique dans le cercle de l’humanisme et de la Gauche. Mais il ne faut pas se cacher que, dans sa longue histoire, la « Fille ainée de l’Église » n’a jamais laissé les autres religions s’établir dans le Royaume : elle a brûlé les cathares, banni et raflé les juifs, banni et persécuté les protestants. Le seuil de tolérance semble se situer autour de 10%, seuil que les musulmans ont désormais, semble-t-il, atteint. Le pire scénario, pour le futur proche, serait donc une nouvelle guerre de religion sur le modèle de celle du XVIe siècle, pour bannir et pourchasser tous les musulmans. Ce scénario semble irréaliste parce que nous vivons dans des sociétés douces et peu religieuses en apparence. Mais cette « croisade » pourrait parfaitement bien être menée au nom du nationalisme et du racisme, valeur de substitution politique.
M. Mohamed Sifaoui a présenté à Nice une brillante défense de la distinction entre islam et islamisme. Retraçant en journaliste la naissance et la croissance de l’islamisme à partir du salafisme et du wahhabisme, il le distingue avec soin du courant majoritaire de l’islam, tout en reconnaissant que son implantation en France est maintenant forte et durable. Mais il refuse l’assimilation de tous les musulmans aux islamistes. En excellent républicain, il fait appel à l’action de l’État pour favoriser l’intégration. Mais c’est sous-estimer la pente libérale en faveur du communautarisme : il serait si simple de déléguer tout le social, l’éducatif et le médical aux religions, comme dans l’Ancien Régime. Malheureusement pour le libéralisme, qui ne s’est jamais implanté durablement en France, les Français réclament manifestement le retour de l’Etat, dans les territoires en particulier. Ayant échoué sa décentralisation, la République ne peut plus ni avancer ni reculer. Elle n’a plus les moyens de venir au secours de la société, mais refuse de lui donner les moyens de son autonomie, contraire à sa Constitution. D’autre part, la société française refuse de plus en plus manifestement de consacrer l’action de l’État aux immigrés, ce qui est pourtant le seul moyen d’obtenir une meilleure intégration. En Europe, deux seuls pays on fait reposer la citoyenneté sur l’école : la France et l’Angleterre, la plus pure République et la plus pure Monarchie ! Mais l’école républicaine est pour tous, et l’école anglaise pour très peu. Le refus de l’école française par les musulmans est sans doute le plus grand problème actuel de l’intégration. Mais l’État au lieu de s’emparer du problème préfère abandonner les « territoires perdus » au profit des formations « classiques ». Comme si la République pouvait se suffire des grandes écoles, où les futurs dirigeants, formatés par l’économie politique, vont continuer de penser que la consommation résoudra tous les problèmes. Et que les religions sont douces.