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Philosophie au jour le jour

Les Hermocopides, ou l'amour à la masse

Publié le 26 Septembre 2013 par Christophe Calame

Les Hermocopides, ou l'amour à la masse

Soit le théorème de Phèdre, sur le principe du théorème de Thalès : à partir d’un point d’origine, le sommet du triangle,«un heureux jour d’été», à situer vers 430 (Socrate a quarante ans, Phèdre vingt, deux bons âges). On quitte Athènes, on marche sur les bords de l’Illissos, on passe l’heure chaude sous un grand platane, on écoute les grillons, on parle de l’amour — d’abord contre, ensuite pour — et cette adorable palinodie entraîne les cœurs. C’est le début du roman platonicien, le prologue à la tragédie géométrique de l’amour.

La deuxième partie, c’est la nuit de février 416 où l’on célèbre sans flûtiste la victoire d’Agathon au concours de tragédie. Phèdre propose de faire l’éloge d’Éros. On le laisse commencer, et le voilà parti dans l’éloge d’Antéros, l’amour en retour, l’amour de l’aimé pour l’amant, l’amour que les dieux préfèrent, celui d’Achille pour Patrocle. Subversion du modèle pédérastique ? — À peine, un certain «retour» de flamme est toléré, surtout dans les modèles littéraires, épiques ou tragiques. Mais Socrate a maintenant 53 ans, il a eu depuis lors bien d’autres amours, Alcibiade est passé par là, Agathon est bien mignon, bientôt Phédon va venir l’accompagner jusqu’au dernier jour. Bref, en ce qui concerne Phèdre, la page est tournée depuis longtemps, — enfin, soyons sérieux ! le blondinet du platane a largement dépassé la trentaine.

La troisième partie du roman, le dernier acte de la tragédie, c’est la mutilation des Hermès, une nuit de folie dans les rues printanières. La destruction du symbole même de l’innocence divine. Après tout, même Thucydide, pieux socratique s’il en est, reconnaît qu’on a exploité l’affaire politiquement. Je ne reviens pas sur la parodie des Mystères d’Éleusis, également chargés de symboles sexuels, même agro-frumentaires. Le théorème de Phèdre, affirme le parallélisme intégral de l’éloge d’Antéros et de la castration du mobilier urbain, selon le principe de la conservation des angles !

L’épilogue du roman n’est pas vraiment un drame satyrique : Socrate est mort, Phèdre qui s’était enfui d’Athènes pour éviter une condamnation est revenu à l’occasion de l’amnistie des démocrates. Usé, ruiné, neurasthénique, hypocondriaque, il fréquente le jeune Platon et lui raconte le passé.

Venons-en aux Hermès. Lorsqu’on s’amuse à faire une petite recherche dans la grande toile d’araignée, en tapant d’ailleurs ithyphallic plutôt qu’ ithyphallique (La France qui tombe…), on verra s’aligner des représentations de toutes les religions, y compris de la Préhistoire, mais guère d’Hermès (si, un petit). Rétrospectivement, il semble étonnant qu’une grande cité cosmopolite ait pu si longtemps conserver intact des figures aussi provocantes. Mais c’est que le fascinus (ô Quignard) éloigne le mauvais œil, et que le dieu de l’apparition et de la disparition, le dieu du phénomène sinon des phénoménologues, est le grand patron des palestres, où la jeunesse et la beauté apparaissent… et disparaissent.

Hermès est né de Maïa, la fille du titan Atlas, qui le mit au monde dans une caverne sur le mont Cyllène, en Arcadie. On peut penser que ce viol divin représente la prise des temples préhelléniques par les nouveaux arrivants. Ainsi la Grande Déesse du Mont Cyllène avait pour symbole une colonne phallique ou cairn. Les danses orgiaques en l’honneur de la déesse avaient lieu autour de ces colonnes. Les Hellènes ont personnalisé et sexualisé ces colonnes archaïques, et les ont placées au carrefour des rues et des palais. Inventeur de la lyre, de la flûte, des osselets, de l’alphabet, de la gamme musicale, de l’astronomie, de la boxe, des poids et mesures et de la culture de l’olivier, il veille sur les contrats, le commerce et les routes, il conduit enfin les morts à leur dernière demeure. Encore enfant, il a volé les troupeaux d’Apollon, et les a payés par le don de sa lyre. Admirateur d’Aphrodite, il a eu d’elle un fils, Hermaphrodite, le patron d’Agathon.

Dieu de l’art, du voyage et du temps, Hermès, à chaque carrefour, par sa présence relevée, prévient le passant que l’amour passe et s’enfuit, que nul ne peut prétendre le retenir, et que ce n’est pas vraiment faire l’éloge d’Éros que de célébrer Antéros. La vie grecque est musicale, sportive, savante, commerciale, l’érotisme hermétique sait saluer l’instant, mais aussi lui dire adieu. Épuiser le possible… Quant à l’aimé, armé d’une masse, on le laisse à l’étrange fureur délirante, nocturne, désespérée, de l’Hermocopide. Amor ch’a nullo amato amar perdona (Dante, I235).

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