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Philosophie au jour le jour

Une bonne blague des identitaires

Publié le 5 Janvier 2020 par Christophe Calame

L'Opinion,

L'Opinion,

J’ai toujours aimé regarder l’Histoire par le petit bout de la lorgnette, ma propre « vie minuscule ». La mémoire, c’est toujours le produit d’un rappel, volontaire ou involontaire, on le sait. Quelquefois néanmoins, ce qui en ressort est flou et comme troublé. Pour contourner cette résistance (le déclin culturel de la psychanalyse en France ne va pas jusqu’à me faire douter qu’il s’agit bien d’une sorte de refoulement), je m’adresse à l’archive, en l’occurrence ma bibliothèque, qui est pour moi comme l’Arche de Noé du 20e siècle, et de ma vie, car j’appartiens corps et âme au siècle passé, sans juger le présent, mais en le subissant. Dans ma bibliothèque, pas un livre de Matzneff ! Et pourtant, je l’ai lu épisodiquement. Donc probablement emprunté aux bibliothèques publiques, peut-être au Cercle littéraire de Lausanne.

 

 Je me revois au lit, le soir, en train de lire un volume de ce « journal », tandis que Sylviane, à mon côté, pestait contre ce « pédophile dégueulasse et cet écrivain nul ». Je me souviens de l’émission d’Apostrophe où Matzneff fit piteuse figure, jouant les sensibles et les tendres, le loup revêtu de la peau de l’agneau. Mais ces souvenirs ne se rattachent pas du tout à la couche « gauchiste » de mes lectures avec le fameux numéro de Recherches (qui doit dormir dans une caisse, à la cave), la revue Minuit, Guy Hocquenghem, etc. Non, Matzneff fait partie de la couche des « mauvaises lectures » dont j’ai parlé plus haut dans ce blog. C’est lorsque le gauchisme a perdu (sur moi) son pouvoir d’interdire et de proscrire (son caractère prescriptif, qui fait à la fois lire et ne pas lire) que fut dédouanée la lecture des Barrès, Maurras, Morand, Montherlant, Jouhandeau, etc. Et Matzneff, orthodoxe et réactionnaire (« sous-Morand » a dit justement quelqu’un) fut ainsi le petit dernier dans mes « mauvaises lectures ».

 

La pédophilie m’a toujours profondément répugné. En bon freudien, je l’associe à la névrose plus qu’à la perversion (fantasme, plutôt que passage à l’acte : Matzneff raconte et se raconte, comme la Marquise de Merteuil, ce qui fera sa perte). Je considère la condamnation sociale de la pédophilie comme un grand bien (une sorte d’auto-désintoxication de l’humanité européenne). L’islam aujourd’hui se propose de la réintroduire, et de la légitimer par la volonté de Dieu, au moment où l’Église catholique patauge dans ses turpitudes. Mais quand je lisais Matzneff, je n’étais pas du tout sensible à l’âge de ses conquêtes : j’étais sensible au nombre, à l’enchaînement, comme dans Casanova ou les Mille et une nuits ! Passer ainsi de l’une à l’autre me paraissait une vie idéale, fantasmatiquement bien entendu, incompatible avec la réalité de la femme, et surtout de la jeune fille. La « victimologie » n’existait pas encore, et la compréhension du traumatisme se limitait à l’analyse freudienne des hystériques. On a fait des progrès en psychologie, mais le cadre théorique est resté le même : un noyau psychique autonome dans l’inconscient, désagrégeant la personnalité, un complexe comme on disait encore, quand on avait lu les Cinq leçons sur la psychanalyse. Mais je n’imaginais pas bien le point de vue de ses victimes, et surtout le vécu toujours déçu de l’amour de transfert, avec son inévitable désillusion, que raconte Vanessa Springora.

 

Je savais déjà qu’on ne peut pas ranger des femmes dans sa vie comme on range des livres (Rousseau et Voltaire passant la nuit sur le même rayon sans invectives). Je savais que Matzneff mentait, mais après tout, les Mille et une nuits aussi ! Matzneff diariste me paraissait une sorte de romancier de la volupté. Mais l’autre face, sombre et destructrice, de la séduction (la face Anna, la face Elvira, chantées par Mozart), le point de vue des victimes a dû attendre presque quarante ans pour se faire entendre. Au nom de la lutte contre le « patriarcat » les départements d’études « genres » ont entamé depuis longtemps le procès du séducteur, reprenant la tâche de l’Église baroque : il dissoluto punito. Pour Matzneff, le Commandeur frappe à la porte, avec le visage du Centre national du Livre et de la Ville de Paris, qui ont déjà promis de lui retirer le pain et le logis. Matzneff est un libertin minable, le choix de l’âge de ses victimes le prouve assez. Mais on ne peut nier que la figure du grand libertin, Dom Juan, Valmont, Lovelace, Cenci, Costals, etc. faisait en effet partie de la culture de gauche — depuis Roger Vailland —, malgré son origine aristocratique et sa « méchanceté » de classe. Pourquoi ? Parce qu’il représentait le désir, et « qu’il ne faut jamais céder sur son désir ». 

 

Dans la vie d’un homme, il y a toujours quelques dates qui sont comme à l’origine de lui-même : pour moi, 1945 a ouvert la possibilité d’une vie sans guerre et sans fascistes, autrement dit la réalité du totalitarisme. 1968 a tué l’idéologie fasciste (Travail, Patrie, Famille). 1989 a tué le mépris marxiste de la liberté (retour du politique). 2001 a tué l’illusion de la fin de l’histoire (retour de la guerre). 2008 a tué l’illusion de la stabilité du capitalisme (retour de la lutte des classes). Quand j’étais enfant, le monde était bipolaire et la guerre atomique nous menaçait. Tout était frigorifié, la société qui m’entourait s’occupait à creuser des abris antiatomiques familiaux, pour y stocker les provisions prescrites par la Protection civile et l’Armée suisse. On rejouait la guerre que nous n’avions pas faite. L’école nous racontait que nous étions l’élite, et que nous devrions à l’avenir guider la société. L’art et le plaisir n’avaient pas de place parmi nous : il fallait d’abord se reproduire et s’enrichir pour « nourrir » sa famille, « cellule de base de la société ». Mon père partait en pleurant au service militaire (moi, j’ai trouvé ça plutôt rigolo, de voir « le mouvement des armées » comme dit Descartes). Mes parents, gentils et cultivés, subissaient une idéologie à laquelle ils ne croyaient plus. Mai 68, d’une certaine manière, les a aussi délivrés.

 

Mais aujourd’hui, les néo-droitiers en quête « d’hégémonie intellectuelle » (pauvre Gramsci), mais sans plume ni cerveau, sans écrivain de taille et sans penseur d’envergure (Zemmour est loin du Collège de France), ont compris qu’à défaut de produire, il leur fallait détruire. Ils tournent autour de 1945, sans pouvoir vraiment réhabiliter Pétain (comme les hussards des années 50). Ils tournent autour de 1968 sans pouvoir ébranler le consensus français (le Magazine littéraire a montré que les Français dans leur ensemble jugent l’événement positif). Il fut un temps où les vaincus de 1945 et de 1958 se rassemblaient sous l’œil de verre de Jean-Marie Le Pen. Mais ce « moment » est passé, et les néo-droitiers français, bien incapables de constituer un vrai parti anti-sexe comme le Tea-Party américain (la PMA est passée en France sans susciter de nouvelle « Manif pour tous »), ont repris les éléments de langage utilisés par la Droite contre Daniel Cohn-Bendit, l’accusant de philo-pédophilie pour quelques phrases anciennes (aussitôt démenties d’ailleurs). 

 

Mais la mise en accusation de Matzneff, normale et juste, pourrait aussi être instrumentalisée contre Mai 68. Or Matzneff n’a jamais été de gauche : il se proclamait réactionnaire, et orthodoxe russe. ­Pour venir en aide à des pédophiles incarcérés (trois ans sans jugement), Matzneff en janvier 1977 avait fait signer une malheureuse pétition, parue dans Le Monde, par une brochette de personnalités littéraires éminentes, en les compromettant ainsi à leur insu. Le climat libertaire avait pu aveugler certains, et les autres avaient suivi le mouvement. Mais les signatures ainsi rassemblées ne feront jamais de Matzneff un gauchiste, ni a fortiori un soixante-huitard. Maintenant que personne ne lit plus rien, l’amalgame cependant est possible, et comme seuls comptent les coups de pouce, une affirmation qui fait plaisir à beaucoup de saurait être fausse. La bonne aubaine que cette « affaire Matzneff » si elle pouvait impliquer d’une manière ou d’une autre les indéboulonnables soixante-huitards ! Et permettre enfin de constituer cette « hégémonie de droite », sans plume ni cerveau. Thibaudet disait, en son temps, que la Droite n’avait pas de parti, mais les meilleures plumes. Ce n’est plus le cas depuis longtemps.

 

Que cherchent les néo-droitiers ? À se débarrasser de la philosophie de 1945, celle de la liberté (l’existentialisme) et celle de 1968, celle du désir (le structuralisme). Qu’est-ce qui empêche aujourd’hui de reconstituer une « identité nationale » bien compacte et sans faille ? La liberté et le désir, justement. Un bon Français devrait être pour eux qu’un bloc tout entier déterminé, ne pouvant être autre chose que lui-même, et sans liberté ni sans désir d’être autre chose. Mais le pur narcissisme est un leurre, et même une passion aussi stable et constante a ses aventures. Et puis, au fond surtout, qu’est-ce qu’un bon Français, si ce n’est un homme de liberté et de désir ? Le néo-droitier, lui, doit sacrifier à son fantasme national toute la vraie France, son histoire et sa culture. Être Français en cessant d’être français ? Quel mirage stérile. Matzneff était le contraire de la liberté et du désir. Il était d’abord un menteur et un prédateur compulsif. Valéry raconte que Degas prenait tous les bobards antisémites de l’Affaire Dreyfus ­comme des « bonnes blagues ». À l’ère de la post-vérité, Matzneff gauchiste est devenu une « bonne blague » des identitaires.

 

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